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LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE.

des raisons, je me suis donné de très bonnes raisons, j’ai fait ce que j’ai pu, allez. Mais il y a deux choses où je n’ai pas réussi ; ni à casser le fil qui me tient par le cœur fixé, rivé et scellé ici, ni à faire taire quelqu’un qui me parle bas quand je suis seul. C’est pourquoi je suis venu vous avouer tout ce matin. Tout, ou à peu près tout. Il y a de l’inutile à dire qui ne concerne que moi ; je le garde pour moi. L’essentiel, vous le savez. Donc j’ai pris mon mystère, et je vous l’ai apporté. Et j’ai éventré mon secret sous vos yeux. Ce n’était pas une résolution aisée à prendre. Toute la nuit je me suis débattu. Ah ! vous croyez que je ne me suis pas dit que ce n’était point là l’affaire Champmathieu, qu’en cachant mon nom je ne faisais de mal à personne, que le nom de Fauchelevent m’avait été donné par Fauchelevent lui-même en reconnaissance d’un service rendu, et que je pouvais bien le garder, et que je serais heureux dans cette chambre que vous m’offrez, que je ne gênerais rien, que je serais dans mon petit coin, et que, tandis que vous auriez Cosette, moi j’aurais l’idée d’être dans la même maison qu’elle. Chacun aurait eu son bonheur proportionné. Continuer d’être monsieur Fauchelevent, cela arrangeait tout. Oui, excepté mon âme. Il y avait de la joie partout sur moi, le fond de mon âme restait noir. Ce n’est pas assez d’être heureux, il faut être content. Ainsi je serais resté monsieur Fauchelevent, ainsi mon vrai visage, je l’aurais caché, ainsi, en présence de votre épanouissement, j’aurais eu une énigme, ainsi, au milieu de votre plein jour, j’aurais eu des ténèbres ; ainsi, sans crier gare, tout bonnement, j’aurais introduit le bagne à votre foyer, je me serais assis à votre table avec la pensée