Page:Hugo - Les Misérables Tome V (1890).djvu/402

Cette page a été validée par deux contributeurs.
394
LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

votre grand-père ne demande pas mieux que de m’avoir, je lui vas, nous habiterons tous ensemble, repas en commun, je donnerai le bras à Cosette… — à madame Pontmercy, pardon, c’est l’habitude, — nous n’aurons qu’un toit, qu’une table, qu’un feu, le même coin de cheminée l’hiver, la même promenade l’été, c’est la joie cela, c’est le bonheur cela, c’est tout, cela. Nous vivrons en famille. En famille !

À ce mot, Jean Valjean devint farouche. Il croisa les bras, considéra le plancher à ses pieds comme s’il voulait y creuser un abîme, et sa voix fut tout à coup éclatante :

— En famille ! non. Je ne suis d’aucune famille, moi. Je ne suis pas de la vôtre. Je ne suis pas de celle des hommes. Les maisons où l’on est entre soi, j’y suis de trop. Il y a des familles, mais ce n’est pas pour moi. Je suis le malheureux, je suis dehors. Ai-je eu un père et une mère ? j’en doute presque. Le jour où j’ai marié cette enfant, cela a été fini, je l’ai vue heureuse, et qu’elle était avec l’homme qu’elle aime, et qu’il y avait là un bon vieillard, un ménage de deux anges, toutes les joies dans cette maison, et que c’était bien, et je me suis dit : Toi, n’entre pas. Je pouvais mentir, c’est vrai, vous tromper tous, rester monsieur Fauchelevent. Tant que cela a été pour elle, j’ai pu mentir ; mais maintenant ce serait pour moi, je ne le dois pas. Il suffisait de me taire, c’est vrai, et tout continuait. Vous me demandez ce qui me force à parler ? une drôle de chose, ma conscience. Me taire, c’était pourtant bien facile. J’ai passé la nuit à tâcher de me le persuader ; vous me confessez, et ce que je viens vous dire est si extraordinaire que vous en avez le droit ; eh bien oui, j’ai passé la nuit à me donner