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LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE.

celles qu’il faudrait dire. Il y a des révélations subites qu’on ne peut porter et qui enivrent comme un vin funeste. Marius était stupéfié de la situation nouvelle qui lui apparaissait, au point de parler à cet homme presque comme quelqu’un qui lui en aurait voulu de cet aveu.

— Mais enfin, s’écria-t-il, pourquoi me dites-vous tout cela ? Qu’est-ce qui vous y force ? Vous pouviez vous garder le secret à vous-même. Vous n’êtes ni dénoncé, ni poursuivi, ni traqué. Vous avez une raison pour faire, de gaîté de cœur, une telle révélation. Achevez. Il y a autre chose. À quel propos faites-vous cet aveu ? Pour quel motif ?

— Pour quel motif ? répondit Jean Valjean d’une voix si basse et si sourde qu’on eût dit que c’était à lui-même qu’il parlait plus qu’à Marius. Pour quel motif, en effet, ce forçat vient-il dire : Je suis un forçat ? Eh bien oui ! le motif est étrange. C’est par honnêteté. Tenez, ce qu’il y a de malheureux, c’est un fil que j’ai là dans le cœur et qui me tient attaché. C’est surtout quand on est vieux que ces fils-là sont solides. Toute la vie se défait alentour ; ils résistent. Si j’avais pu arracher ce fil, le casser, dénouer le nœud ou le couper, m’en aller bien loin, j’étais sauvé, je n’avais qu’à partir ; il y a des diligences rue du Bouloy ; vous êtes heureux, je m’en vais. J’ai essayé de le rompre, ce fil, j’ai tiré dessus, il a tenu bon, il n’a pas cassé, je m’arrachais le cœur avec. Alors j’ai dit : Je ne puis pas vivre ailleurs que là. Il faut que je reste. Eh bien oui, mais vous avez raison, je suis un imbécile, pourquoi ne pas rester tout simplement ? Vous m’offrez une chambre dans la maison, madame Pontmercy m’aime bien, elle dit à ce fauteuil : tends-lui les bras,