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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

qui avait l’air d’avoir passé la nuit et d’attendre. C’est peut-être la mère de l’un de vous. Eh bien, qu’il s’en aille, celui-là, et qu’il se dépêche d’aller dire à sa mère : Mère, me voilà ! qu’il soit tranquille, on fera la besogne ici tout de même. Quand on soutient ses proches de son travail, on n’a plus le droit de se sacrifier. C’est déserter la famille, cela. Et ceux qui ont des filles, et ceux qui ont des sœurs ! Y pensez-vous ? Vous vous faites tuer, vous voilà morts, c’est bon, et demain ? Des jeunes filles qui n’ont pas de pain, cela est terrible. L’homme mendie, la femme vend. Ah ! ces charmants êtres si gracieux et si doux qui ont des bonnets de fleurs, qui emplissent la maison de chasteté, qui chantent, qui jasent, qui sont comme un parfum vivant, qui prouvent l’existence des anges dans le ciel par la pureté des vierges sur la terre, cette Jeanne, cette Lise, cette Mimi, ces adorables et honnêtes créatures qui sont votre bénédiction et votre orgueil, ah mon Dieu, elles vont avoir faim ! Que voulez-vous que je vous dise ? Il y a un marché de chair humaine ; et ce n’est pas avec vos mains d’ombres, frémissantes autour d’elles, que vous les empêcherez d’y entrer ! Songez à la rue, songez au pavé couvert de passants, songez aux boutiques devant lesquelles des femmes vont et viennent décolletées et dans la boue. Ces femmes-là aussi ont été pures. Songez à vos sœurs, ceux qui en ont. La misère, la prostitution, les sergents de ville, Saint-Lazare, voilà où vont tomber ces délicates belles filles, ces fragiles merveilles de pudeur, de gentillesse et de beauté, plus fraîches que les lilas du mois de mai. Ah ! vous vous êtes fait tuer ! ah ! vous n’êtes plus là ! C’est bien ; vous avez voulu