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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

Il était désorienté de cette présence inattendue ; il ne savait que faire de ce supérieur-là, lui qui n’ignorait pas que le subordonné est tenu de se courber toujours, qu’il ne doit ni désobéir, ni blâmer, ni discuter, et que, vis-à-vis d’un supérieur qui l’étonne trop, l’inférieur n’a d’autre ressource que sa démission.

Mais comment s’y prendre pour donner sa démission à Dieu ?

Quoi qu’il en fût, et c’était toujours là qu’il en revenait, un fait pour lui dominait tout, c’est qu’il venait de commettre une infraction épouvantable. Il venait de fermer les yeux sur un condamné récidiviste en rupture de ban. Il venait d’élargir un galérien. Il venait de voler aux lois un homme qui leur appartenait. Il avait fait cela. Il ne se comprenait plus. Il n’était pas sûr d’être lui-même. Les raisons mêmes de son action lui échappaient, il n’en avait que le vertige. Il avait vécu jusqu’à ce moment de cette foi aveugle qui engendre la probité ténébreuse. Cette foi le quittait, cette probité lui faisait défaut. Tout ce qu’il avait cru se dissipait. Des vérités dont il ne voulait pas l’obsédaient inexorablement. Il fallait désormais être un autre homme. Il souffrait les étranges douleurs d’une conscience brusquement opérée de la cataracte. Il voyait ce qu’il lui répugnait de voir. Il se sentait vidé, inutile, disloqué de sa vie passée, destitué, dissous. L’autorité était morte en lui. Il n’avait plus de raison d’être.

Situation terrible ! être ému.

Être le granit, et douter ! être la statue du châtiment fondue tout d’une pièce dans le moule de la loi, et s’aper-