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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

Enjolras reprit :

— La position est bonne, la barricade est belle. Trente hommes suffisent. Pourquoi en sacrifier quarante ?

Ils répliquèrent :

— Parce que pas un ne voudra s’en aller.

— Citoyens, cria Enjolras, et il y avait dans sa voix une vibration presque irritée, la république n’est pas assez riche en hommes pour faire des dépenses inutiles. La gloriole est un gaspillage. Si, pour quelques-uns, le devoir est de s’en aller, ce devoir-là doit être fait comme un autre.

Enjolras, l’homme principe, avait sur ses coreligionnaires cette sorte de toute-puissance qui se dégage de l’absolu. Cependant, quelle que fût cette omnipotence, on murmura.

Chef jusque dans le bout des ongles, Enjolras, voyant qu’on murmurait, insista. Il reprit avec hauteur :

— Que ceux qui craignent de n’être plus que trente le disent.

Les murmures redoublèrent.

— D’ailleurs, observa une voix dans un groupe, s’en aller, c’est facile à dire. La barricade est cernée.

— Pas du côté des halles, dit Enjolras. La rue Mondétour est libre, et par la rue des Prêcheurs on peut gagner le marché des Innocents.

— Et là, reprit une autre voix du groupe, on sera pris. On tombera dans quelque grand’garde de la ligne ou de la banlieue. Ils verront passer un homme en blouse et en casquette. D’où viens-tu, toi ? serais-tu pas de la barricade ? Et on vous regarde les mains. Tu sens la poudre. Fusillé.