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LA BOUE, MAIS L’ÂME.

Farnèse, on faisait cercle pour s’émerveiller et l’admirer, tant il était beau, cet enfant ! C’était une tête comme il y en a dans les tableaux. Je lui faisais ma grosse voix, je lui faisais peur avec ma canne, mais il savait bien que c’était pour rire. Le matin, quand il entrait dans ma chambre, je bougonnais, mais cela me faisait l’effet du soleil. On ne peut pas se défendre contre ces mioches-là. Ils vous prennent, ils vous tiennent, ils ne vous lâchent plus. La vérité est qu’il n’y avait pas d’amour comme cet enfant-là. Maintenant, qu’est-ce que vous dites de vos Lafayette, de vos Benjamin Constant, et de vos Tirecuir de Corcelles, qui me le tuent ! Ça ne peut pas passer comme ça.

Il s’approcha de Marius toujours livide et sans mouvement, et auquel le médecin était revenu, et il recommença à se tordre les bras. Les lèvres blanches du vieillard remuaient, comme machinalement, et laissaient passer, comme des souffles dans un râle, des mots presque indistincts qu’on entendait à peine : — Ah ! sans cœur ! Ah ! clubiste ! Ah ! scélérat ! Ah ! septembriseur ! — Reproches à voix basse d’un agonisant à un cadavre.

Peu à peu, comme il faut toujours que les éruptions intérieures se fassent jour, l’enchaînement des paroles revint, mais l’aïeul paraissait n’avoir plus la force de les prononcer, sa voix était tellement sourde et éteinte qu’elle semblait venir de l’autre bord d’un abîme :

— Ça m’est bien égal, je vais mourir aussi, moi. Et dire qu’il n’y a pas dans Paris une drôlesse qui n’eût été heureuse de faire le bonheur de ce misérable ! Un gredin qui, au lieu de s’amuser et de jouir de la vie, est allé se battre