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LA BOUE, MAIS L’ÂME.

pu l’observer eût vu dans ses yeux la sombre hostilité de la fuite, et toute la menace qu’il y a dans la crainte.

La berge était solitaire ; il n’y avait point de passant ; pas même de batelier ni de débardeur dans les chalands amarrés çà et là.

On ne pouvait apercevoir aisément ces deux hommes que du quai en face, et pour qui les eût examinés à cette distance, l’homme qui allait devant eût apparu comme un être hérissé, déguenillé et oblique, inquiet et grelottant sous une blouse en haillons, et l’autre comme une personne classique et officielle, portant la redingote de l’autorité boutonnée jusqu’au menton.

Le lecteur reconnaîtrait peut-être ces deux hommes, s’il les voyait de plus près.

Quel était le but du dernier ?

Probablement d’arriver à vêtir le premier plus chaudement.

Quand un homme habillé par l’état poursuit un homme en guenilles, c’est afin d’en faire aussi un homme habillé par l’état. Seulement la couleur est toute la question. Être habillé de bleu, c’est glorieux ; être habillé de rouge, c’est désagréable.

Il y a une pourpre d’en bas.

C’est probablement quelque désagrément et quelque pourpre de ce genre que le premier désirait esquiver.

Si l’autre le laissait marcher devant et ne le saisissait pas encore, c’était, selon toute apparence, dans l’espoir de le voir aboutir à quelque rendez-vous significatif et à quelque groupe de bonne prise. Cette opération délicate s’appelle « la filature ».