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484 Les Misérables. ― Fantine.  

à l’air distrait, en robe usée, se rongeant les ongles ou fermant les paupières ; à l’autre bout, une foule en haillons ; des avocats dans toutes sortes d’attitudes ; des soldats au visage honnête et dur ; de vieilles boiseries tachées, un plafond sale, des tables couvertes d’une serge plutôt jaune que verte, des portes noircies par les mains ; à des clous plantés dans le lambris, des quinquets d’estaminet donnant plus de fumée que de clarté ; sur les tables, des chandelles dans des chandeliers de cuivre ; l’obscurité, la laideur, la tristesse ; et de tout cela se dégageait une impression austère et auguste, car on y sentait cette grande chose humaine qu’on appelle la loi et cette grande chose divine qu’on appelle la justice.

Personne dans cette foule ne fit attention à lui. Tous les regards convergeaient vers un point unique, un banc de bois adossé à une petite porte, le long de la muraille, à gauche du président. Sur ce banc, que plusieurs chandelles éclairaient, il y avait un homme entre deux gendarmes.

Cet homme, c’était l’homme.

Il ne le chercha pas, il le vit. Ses yeux allèrent là naturellement, comme s’ils avaient su d’avance où était cette figure.

Il crut se voir lui-même, vieilli ; non pas sans doute absolument semblable de visage, mais tout pareil d’attitude et d’aspect ; avec ces cheveux hérissés, avec cette prunelle fauve et inquiète, avec cette blouse, tel qu’il était le jour où il entrait à Digne, plein de haine et cachant dans son âme ce hideux trésor de pensées affreuses qu’il avait mis dix-neuf ans à ramasser sur le pavé du bagne.