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456 Les Misérables. ― Fantine.  

Une heure après, il avait quitté Saint-Pol et se dirigeait vers Tinques qui n’est qu’à cinq lieues d’Arras.

Que faisait-il pendant ce trajet ? À quoi pensait-il ? Comme le matin, il regardait passer les arbres, les toits de chaume, les champs cultivés, et les évanouissements du paysage qui se disloque à chaque coude du chemin. C’est là une contemplation qui suffit quelquefois à l’âme et qui la dispense presque de penser. Voir mille objets pour la première et pour la dernière fois, quoi de plus mélancolique et de plus profond ! Voyager, c’est naître et mourir à chaque instant. Peut-être, dans la région la plus vague de son esprit, faisait-il des rapprochements entre ces horizons changeants et l’existence humaine. Toutes les choses de la vie sont perpétuellement en fuite devant nous. Les obscurcissements et les clartés s’entremêlent : après un éblouissement, une éclipse ; on regarde, on se hâte, on tend les mains pour saisir ce qui passe ; chaque événement est un tournant de la route ; et tout à coup on est vieux. On sent comme une secousse, tout est noir, on distingue une porte obscure, ce sombre cheval de la vie qui vous traînait s’arrête, et l’on voit quelqu’un de voilé et d’inconnu qui le dételle dans les ténèbres.

Le crépuscule tombait au moment où des enfants qui sortaient de l’école regardèrent ce voyageur entrer dans Tinques. Il est vrai qu’on était encore aux jours courts de l’année. Il ne s’arrêta pas à Tinques. Comme il débouchait du village, un cantonnier qui empierrait la route dressa la tête et dit :

— Voilà un cheval bien fatigué.

La pauvre bête en effet n’allait plus qu’au pas.