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426 Les Misérables. ― Fantine.  

il y a une cheminée qui fume, c’est moi qui ai mis le tison dans le feu et la viande dans la marmite ; j’ai fait l’aisance, la circulation, le crédit ; avant moi il n’y avait rien ; j’ai relevé, vivifié, animé, fécondé, stimulé, enrichi tout le pays ; moi de moins, c’est l’âme de moins. Je m’ôte, tout meurt. — Et cette femme qui a tant souffert, qui a tant de mérites dans sa chute, dont j’ai causé sans le vouloir tout le malheur ! Et cet enfant que je voulais aller chercher, que j’ai promis à la mère ! Est-ce que je ne dois pas aussi quelque chose à cette femme, en réparation du mal que je lui ai fait ? Si je disparais, qu’arrive-t-il ? La mère meurt. L’enfant devient ce qu’il peut. Voilà ce qui se passe, si je me dénonce.

— Si je ne me dénonce pas !… Voyons, si je ne me dénonce pas ?

Après s’être fait cette question, il s’arrêta ; il eut comme un moment d’hésitation et de tremblement ; mais ce moment dura peu, et il se répondit avec calme :

— Eh bien, cet homme va aux galères, c’est vrai, mais, que diable ! il a volé ! J’ai beau me dire qu’il n’a pas volé, il a volé ! Moi, je reste ici, je continue. Dans dix ans j’aurai gagné dix millions, je les répands dans le pays, je n’ai rien à moi, qu’est-ce que cela me fait ? Ce n’est pas pour moi ce que je fais ! La prospérité de tous va croissant, les industries s’éveillent et s’excitent, les manufactures et les usines se multiplient, les familles, cent familles, mille familles ! sont heureuses ; la contrée se peuple ; il naît des villages où il n’y a que des fermes, il naît des fermes où il n’y a rien ; la misère disparaît, et avec la misère disparaissent la débauche, la prostitution, le vol, le meurtre, tous les vices, tous