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Les Misérables. — Fantine.

pour ainsi dire, et au-delà de sa foi, l’évêque avait un excès d’amour. C’est par là, quia multum amavit, qu’il était jugé vulnérable par les « hommes sérieux », les « personnes graves » et les « gens raisonnables » ; locutions favorites de notre triste monde où l’égoïsme reçoit le mot d’ordre du pédantisme. Qu’était-ce que cet excès d’amour ? C’était une bienveillance sereine, débordant les hommes, comme nous l’avons indiqué déjà, et, dans l’occasion, s’étendant jusqu’aux choses. Il vivait sans dédain. Il était indulgent pour la création de Dieu. Tout homme, même le meilleur, a en lui une dureté irréfléchie qu’il tient en réserve pour l’animal. L’évêque de Digne n’avait point cette dureté-là, particulière à beaucoup de prêtres pourtant. Il n’allait pas jusqu’au bramine, mais il semblait avoir médité cette parole de l’Ecclésiaste : « Sait-on où va l’âme des animaux ? » Les laideurs de l’aspect, les difformités de l’instinct ne le troublaient pas et ne l’indignaient pas. Il en était ému, presque attendri. Il semblait que, pensif, il en allât chercher, au delà de la vie apparente la cause, l’explication ou l’excuse. Il semblait par moments demander à Dieu des commutations. Il examinait sans colère, et avec l’œil du linguiste qui déchiffre un palimpseste, la quantité de chaos qui est encore dans la nature. Cette rêverie faisait parfois sortir de lui des mots étranges. Un matin, il était dans son jardin, il se croyait seul, mais sa sœur marchait derrière lui sans qu’il la vît ; tout à coup, il s’arrêta, et il regarda quelque chose à terre ; c’était une grosse araignée, noire, velue, horrible. Sa sœur l’entendit qui disait : — Pauvre bête ! ce n’est pas sa faute.