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LES MISÉRABLES. — L’ÉPOPÉE RUE St-DENIS.

moment les dragons et la foule se touchaient. Les femmes s’enfuyaient avec terreur.

Que se passa-t-il dans cette minute fatale ? personne ne saurait le dire. C’est le moment ténébreux où deux nuées se mêlent. Les uns racontent qu’une fanfare sonnant la charge fut entendue du côté de l’Arsenal, les autres qu’un coup de poignard fut donné par un enfant à un dragon. Le fait est que trois coups de feu partirent subitement, le premier tua le chef d’escadron Cholet, le second tua une vieille sourde qui fermait sa fenêtre rue Contrescarpe, le troisième brûla l’épaulette d’un officier ; une femme cria : On commence trop tôt ! et tout à coup on vit du côté opposé au quai Morland un escadron de dragons qui était resté dans la caserne déboucher au galop, le sabre nu, par la rue Bassompierre et le boulevard Bourdon, et balayer tout devant lui.

Alors tout est dit, la tempête se déchaîne, les pierres pleuvent, la fusillade éclate, beaucoup se précipitent au bas de la berge et passent le petit bras de la Seine aujourd’hui comblé ; les chantiers de l’île Louviers, cette vaste citadelle toute faite, se hérissent de combattants ; on arrache des pieux, on tire des coups de pistolet, une barricade s’ébauche, les jeunes gens refoulés passent le pont d’Austerlitz avec le corbillard au pas de course et chargent la garde municipale, les carabiniers accourent, les dragons sabrent, la foule se disperse dans tous les sens, une rumeur de guerre vole aux quatre coins de Paris, on crie : aux armes ! on court, on culbute, on fuit, on résiste. La colère emporte l’émeute comme le vent emporte le feu.