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LES DÉSOLATIONS.

Il commençait à perdre ses dents, ce qui s’ajoutait à sa tristesse.

M. Gillenormand, sans pourtant se l’avouer à lui-même, car il en eût été furieux et honteux, n’avait jamais aimé une maîtresse comme il aimait Marius.

Il avait fait placer dans sa chambre, devant le chevet de son lit, comme la première chose qu’il voulait voir en s’éveillant, un ancien portrait de son autre fille, celle qui était morte, madame Pontmercy, portrait fait lorsqu’elle avait dix-huit ans. Il regardait sans cesse ce portrait. Il lui arriva un jour de dire en le considérant :

— Je trouve qu’il lui ressemble.

— À ma sœur ? reprit mademoiselle Gillenormand. Mais oui.

Le vieillard ajouta :

— Et à lui aussi.

Une fois, comme il était assis, les deux genoux l’un contre l’autre et l’œil presque fermé, dans une posture d’abattement, sa fille se risqua à lui dire :

— Mon père, est-ce que vous en voulez toujours autant ?…

Elle s’arrêta, n’osant aller plus loin.

— À qui ? demanda-t-il.

— À ce pauvre Marius ?

Il souleva sa vieille tête, posa son poing amaigri et ridé sur la table, et cria de son accent le plus irrité et le plus vibrant :

— Pauvre Marius, vous dites ! Ce monsieur est un drôle, un mauvais gueux, un petit vaniteux ingrat, sans cœur, sans âme, un orgueilleux, un méchant homme !