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LES ENCHANTEMENTS.

pauvres, mais qu’il était pauvre lui-même, et qu’il se privait de tout en ne la privant de rien.

Chose bizarre, dans l’espèce de symphonie où Marius vivait depuis qu’il voyait Cosette, le passé, même le plus récent, était devenu tellement confus et lointain pour lui que ce que Cosette lui conta le satisfit pleinement. Il ne songea même pas à lui parler de l’aventure nocturne de la masure, des Thénardier, de la brûlure, et de l’étrange attitude et de la singulière fuite de son père. Marius avait momentanément oublié tout cela ; il ne savait même pas le soir ce qu’il avait fait le matin, ni où il avait déjeuné, ni qui lui avait parlé ; il avait des chants dans l’oreille qui le rendaient sourd à toute autre pensée, il n’existait qu’aux heures où il voyait Cosette. Alors, comme il était dans le ciel, il était tout simple qu’il oubliât la terre. Tous deux portaient avec langueur le poids indéfinissables des voluptés immatérielles. Ainsi vivent ces somnambules qu’on appelle les amoureux.

Hélas ! qui n’a éprouvé toutes ces choses ? pourquoi vient-il une heure où l’on sort de cet azur, et pourquoi la vie continue-t-elle après ?

Aimer remplace presque penser. L’amour est un ardent oubli du reste. Demandez donc de la logique à la passion. Il n’y a pas plus d’enchaînement logique absolu dans le cœur humain qu’il n’y a de figure géométrique parfaite dans la mécanique céleste. Pour Cosette et Marius rien n’existait plus que Marius et Cosette. L’univers autour d’eux était tombé dans un trou. Ils vivaient dans une minute d’or. Il n’y avait rien devant, rien derrière. C’est à peine si Marius