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L'ARGOT.

— Cela passe devant l’esprit comme un groupe de spectres. On ne sait ce qu’on voit.

Troisièmement, l’expédient. L’argot vit sur la langue. Il en use à sa fantaisie, il y puise au hasard, et il se borne souvent, quand le besoin surgit, à la dénaturer sommairement et grossièrement. Parfois, avec les mots usuels ainsi déformés, et compliqués de mots d’argot pur, il compose des locutions pittoresques où l’on sent le mélange des deux éléments précédents, la création directe et la métaphore : — Le cab jaspine, je marronne que la roulotte de Pantin trime dans le sabri, le chien aboie, je soupçonne que la diligence de Paris passe dans le bois. — Le dab est sinve, la dabuge est merloussière, la fée est bative, le bourgeois est bête, la bourgeoise est rusée, la fille est jolie. — Le plus souvent, afin de dérouter les écouteurs, l’argot se borne à ajouter indistinctement à tous les mots de la langue une sorte de queue ignoble, une terminaison en aille, en orgue, en iergue, ou en uche. Ainsi : Vouziergue trouvaille bonorgue ce gigotmuche ? Trouvez-vous ce gigot bon ? Phrase adressée par Cartouche à un guichetier, afin de savoir si la somme offerte pour l’évasion lui convenait. — La terminaison en mar a été ajoutée assez récemment.

L’argot, étant l’idiome de la corruption, se corrompt vite. En outre, comme il cherche toujours à se dérober, sitôt qu’il se sent compris, il se transforme. Au rebours de toute autre végétation, tout rayon de jour y tue ce qu’il touche. Aussi l’argot va-t-il se décomposant et se recomposant sans cesse ; travail obscur et rapide qui ne s’arrête jamais. Il fait plus de chemin en dix ans que la langue en