Page:Hugo - Les Misérables Tome IV (1890).djvu/283

Cette page a été validée par deux contributeurs.
277
L'ARGOT.

dans ces vagues épaisses, poursuivre, saisir et jeter tout palpitant sur le pavé cet idiome abject qui ruisselle de fange ainsi tiré au jour, ce vocabulaire pustuleux dont chaque mot semble un anneau immonde d’un monstre de la vase et des ténèbres, ce n’est ni une tâche attrayante, ni une tâche aisée. Rien n’est plus lugubre que de contempler ainsi à nu, à la lumière de la pensée, le fourmillement effroyable de l’argot. Il semble en effet que ce soit une sorte d’horrible bête faite pour la nuit qu’on vient d’arracher de son cloaque. On croit voir une affreuse broussaille vivante et hérissée qui tressaille, se meut, s’agite, redemande l’ombre, menace et regarde. Tel mot ressemble à une griffe, tel autre à un œil éteint et sanglant ; telle phrase semble remuer comme une pince de crabe. Tout cela vit de cette vitalité hideuse des choses qui se sont organisées dans la désorganisation.

Maintenant, depuis quand l’horreur exclut-elle l’étude ? depuis quand la maladie chasse-t-elle le médecin ? Se figure-t-on un naturaliste qui refuserait d’étudier la vipère, la chauve-souris, le scorpion, la scolopendre, la tarentule, et qui les rejetterait dans leurs ténèbres en disant : Oh ! que c’est laid ! Le penseur qui se détournerait de l’argot ressemblerait à un chirurgien qui se détournerait d’un ulcère ou d’une verrue. Ce serait un philologue hésitant à examiner un fait de la langue, un philosophe hésitant à scruter un fait de l’humanité. Car, il faut bien le dire à ceux qui l’ignorent, l’argot est tout ensemble un phénomène littéraire et un résultat social. Qu’est-ce que l’argot proprement dit ? L’argot est la langue de la misère.

Ici on peut nous arrêter, on peut généraliser le fait, ce