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Pourtant Jean Valjean, en regagnant avec Cosette la rue de Babylone, ne remarqua point qu’elle lui fît d’autres questions au sujet de ce qu’ils venaient de voir ; peut-être était-il trop absorbé lui-même dans son accablement pour percevoir ses paroles et pour lui répondre. Seulement le soir, comme Cosette le quittait pour s’aller coucher, il l’entendit qui disait à demi-voix et comme se parlant à elle-même : — Il me semble que si je trouvais sur mon chemin un de ces hommes-là, ô mon Dieu, je mourrais rien que de le voir de près !

Heureusement le hasard fit que le lendemain de ce jour tragique il y eut, à propos de je ne sais plus quelle solennité officielle, des fêtes dans Paris, revue au Champ de Mars, joutes sur la Seine, théâtres aux Champs-Élysées, feu d’artifice à l’Étoile, illuminations partout. Jean Valjean, faisant violence à ses habitudes, conduisit Cosette à ces réjouissances, afin de la distraire du souvenir de la veille et d’effacer sous le riant tumulte de tout Paris la chose abominable qui avait passé devant elle. La revue, qui assaisonnait la fête, faisait toute naturelle la circulation des uniformes ; Jean Valjean mit son habit de garde national avec le vague sentiment intérieur d’un homme qui se réfugie. Du reste, le but de cette promenade sembla atteint. Cosette, qui se faisait une loi de complaire à son père et pour qui d’ailleurs tout spectacle était nouveau, accepta la distraction avec la bonne grâce facile et légère de l’adolescence, et ne fit pas une moue trop dédaigneuse devant cette gamelle de joie qu’on appelle une fête publique ; si bien que Jean Valjean put croire qu’il avait réussi, et qu’il ne restait plus trace de la hideuse vision.