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Paroles que Marius continuait de porter, non sur sa poitrine, l’écrit du colonel ayant disparu, mais dans son cœur.

Et puis, le jour où son grand-père l’avait chassé, il n’était encore qu’un enfant, maintenant il était un homme. Il le sentait. La misère, insistons-y, lui avait été bonne. La pauvreté dans la jeunesse, quand elle réussit, a cela de magnifique qu’elle tourne toute la volonté vers l’effort et toute l’âme vers l’aspiration. La pauvreté met tout de suite la vie matérielle à nu et la fait hideuse ; de là d’inexprimables élans vers la vie idéale. Le jeune homme riche a cent distractions brillantes et grossières, les courses de chevaux, la chasse, les chiens, le tabac, le jeu, les bons repas, et le reste ; occupations des bas côtés de l’âme aux dépens des côtés hauts et délicats. Le jeune homme pauvre se donne de la peine pour avoir son pain ; il mange ; quand il a mangé, il n’a plus que la rêverie. Il va aux spectacles gratis que Dieu donne ; il regarde le ciel, l’espace, les astres, les fleurs, les enfants, l’humanité dans laquelle il souffre, la création dans laquelle il rayonne. Il regarde tant l’humanité qu’il voit l’âme, il regarde tant la création qu’il voit Dieu. Il rêve, et il se sent grand ; il rêve encore, et il se sent tendre. De l’égoïsme de l’homme qui souffre, il passe à la compassion de l’homme qui médite. Un admirable sentiment éclate en lui, l’oubli de soi et la pitié pour tous. En songeant aux jouissances sans nombre que la nature offre, donne et prodigue aux âmes ouvertes et refuse aux âmes fermées, il en vient à plaindre, lui millionnaire de l’intelligence, les millionnaires de l’argent. Toute haine s’en va de son cœur à mesure que toute clarté entre dans son esprit. D’ailleurs est-il