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Nu, fort, le front plongé dans un gouffre de brume,
Enveloppé de bruit et de grêle et d’écume
Et de nuits et de vents qui se heurtent entr’eux,
Je dresse mes deux bras vers l’éther ténébreux,
Comme si j’appelais à mon aide l’aurore ;
Mais il se tromperait s’il croit que je l’implore,
Le matin passager et court du jour changeant ;
Le soleil large et chaud et la lune d’argent
Pour mon sourcil profond ne sont que des fantômes ;
L’étincelle des cieux, l’étincelle des chaumes,
Étoile ou paille, sont pour moi de la lueur ;
La goutte de l’orage est ma seule sueur ;
Je ne suis jamais las ; et, sans que je me courbe,
Vainqueur, je sens frémir sous moi l’abîme fourbe.
Parfois l’aigle, évadé du désert nubien,
Au-dessus de mon front plane, et me dit : C’est bien.
Stable, plus que le gouffre éternel mais mobile,
Plus que les peuples, plus que l’astre, plus que l’île,
Je regarde errer l’eau, l’ombre, l’homme, et Délos ;
J’ai sous mes yeux l’amas mystérieux des flots,
Image des humains, des songes et des nombres ;
Le vaisseau convulsif passe entre mes pieds sombres ;
Le mât frissonnant bat ma cuisse ou mon genou ;
Et l’on voit s’engouffrer, fuyant l’aquilon fou,
Sous l’arc prodigieux de mes jambes ouvertes,
La flotte qui revient du fond des ondes vertes.
Ma droite élève au loin sur ma tête un flambeau ;
La tempête, vautour, le naufrage, corbeau,