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Qui plongent leurs bras blancs dans le van plein de blé ;
Il semble, tant par vous l’univers est troublé,
Que l’air manque aux humains et la rosée aux plantes ;
Sur la sainte charrue on voit vos mains sanglantes.
Rien n’ose croître, et rien n’ose aimer. Moi je suis
Un spectre en liberté songeant au fond des nuits.
Vous êtes des héros faisant des faits célèbres.
Est-ce que j’ai besoin de vous dans mes ténèbres ?
Je n’ai rien. Pas un homme auprès de moi ne vit.
On trouve dans ces monts l’air que rien n’asservit,
Le ravin, le rocher, des ronces, des cavernes,
Des lacs tristes, pareils aux antiques Avernes,
Le bois noir, le vieux mur par les hiboux choisi,
Le nuage, et c’est tout. Qui vous attire ici ?
Pourquoi venir ? C’est donc pour me prendre de l’ombre ?
Moi, baron dans ma tour, larve dans un décombre,
Je garde ce désert terrible, et j’en ai soin.
L’immense liberté du tonnerre a besoin
De gouffres, de sommets, d’espace, de nuées
Sans cesse par le vent de l’ombre remuées,
D’azur sombre, et de rien qui ressemble à des rois,
Si ce n’est pour tomber sur leur tête. Je crois
En Dieu. Prêtre, entends-tu ? Quoi, ce bois où nous sommes
Tente les rois ! Les rois n’ont pas assez des hommes !
Mais contentez-vous donc, compagnons couronnés,
De ce tas de vivants que vous exterminez !
Je possède ce mont, et ce mont me possède,
Il m’abrite, et sur lui je veille. Ainsi l’on s’aide.