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Les nôtres ont l’odeur féroce du charnier,
Et, comme leur caresse est féconde en blessures,
10Nous leur rendons parfois leurs baisers en morsures,
Mais elles ont la fauve et sombre chasteté.
La nuit perfide a beau regarder de côté,
Elle a peur devant nous, et la terreur la gagne
Quand nous questionnons sur l’ombre la montagne ;
15Vous, elle vous méprise, et nous, elle nous craint.
Rois, vous croyez avoir le monde, humble et contraint ;
Mais c’est nous qui l’avons. La forêt nous encense.
Rois, nous sommes la faim, la soif, et la puissance ;
Pour manger les agneaux et pour manger les loups
20Nos mâchoires font plus de besogne que vous ;
Vous disparaîtriez, ô princes, que nos gueules
Sauraient bien dévorer les hommes toutes seules ;
Chacun de nous au fond de sa caverne est roi ;
Et nous tenons ce sceptre en nos pattes, l’effroi.
25Rois, l’échevèlement que notre tête épaisse
Secoue en sa colère est de la même espèce
Que l’avalanche énorme et le torrent des monts.
Rois, vous régnez un peu parce que nous dormons ;
Nos femmes font téter leurs petits sous leurs ventres,
30Mais lorsqu’il nous plaira de sortir de nos antres,
Vous verrez. Le seigneur des forêts vous vaut tous.
Sachez que nous n’avons rien au-dessus de nous.
Ô rois, dans notre voix nous avons le tonnerre.
Le seigneur des forêts n’est pas un mercenaire
35Qu’on leurre et qu’on désarme avec un sac d’argent ;