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La fumée encor flotte aux gueules des bombardes ;
Et l’horreur du combat, des chocs et des assauts
Est visible partout, dans les rouges ruisseaux,
Et dans l’effarement des morts, faces farouches ;
On dirait que les cris sont encor dans les bouches,
On dirait que la foudre est encor dans les yeux,
Tant les cadavres sont vivants et furieux.
Cependant les marchands ont rouvert leurs boutiques.
Des gens quelconques vont et viennent ; domestiques,
Patrons, clercs, artisans, chacun a son souci ;
Chacun a son regard qui dit : — C’est bien ainsi.
Finissons-en. Silence ! un nouveau maître arrive. —

L’indifférence aux morts qu’on a, pourvu qu’on vive,
L’acceptation froide et calme des affronts,
Cette lâcheté-là se lit sur tous les fronts.
— Pourquoi ces vanupieds sortaient-ils de leurs sphères ?
Ils sont morts. C’est bien fait. Nous avons nos affaires.
Les rois qui sont un peu tyrans sont presque dieux.
Nous serons muselés et rudoyés ; tant mieux.
Enterrons. Oublions. Et parlons d’autre chose. —
Ainsi le vieux troupeau bourgeois raisonne et glose.
Et tous sont apaisés, et beaucoup sont contents.

Seul, un homme, — on dirait qu’il a près de cent ans
Et qu’il n’en a pas vingt, et qu’un astre est son âme,
À voir son front de neige, à voir ses yeux de flamme, —
Cet homme, moins semblable aux vivants qu’aux aïeux,