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BUG-JARGAL.

« Oui, c’est ainsi que tu me regardais ! » murmura-t-il.

Un instant après, il se leva violemment agité, et sortit de la tente, Le sergent et le dogue l’accompagnèrent.

LVII

« Je gagerais, s’écria Henri, que nous approchons de la catastrophe ! Je serais vraiment fâché qu’il arrivât quelque chose à Bug-Jargal ; c’était un fameux homme ! »

Paschal ôta de ses lèvres le goulot de sa bouteille revêtue d’osier, et dit :

« J’aurais voulu, pour douze paniers de Porto, voir la noix de coco qu’il vida d’un trait. »

Alfred, qui était en train de rêver à un air de guitare, s’interrompit, et pria le lieutenant Henri de lui rattacher ses aiguillettes ; et ajouta :

« Ce nègre m’intéresse beaucoup. Seulement, je n’ai pas encore osé demander à d’Auverney s’il savait aussi l’air de la hermosa Padilla.

— Biassou est bien plus remarquable, reprit Paschal ; son vin goudronné ne devait pas valoir grand’chose, mais du moins cet homme-là savait ce que c’est qu’un Français. Si j’avais été son prisonnier, j’aurais laissé pousser ma moustache pour qu’il me prêtât quelques piastres dessus, comme la ville de Goa à ce capitaine portugais. Je vous déclare que mes créanciers sont plus impitoyables que Biassou.

— À propos, capitaine ! voilà quatre louis que je vous dois ! » s’écria Henri en jetant sa bourse à Paschal.

Le capitaine regarda d’un œil étonné son généreux débiteur, qui aurait à plus juste titre pu se dire son créancier. Henri se hâta de poursuivre.

« Voyons, messieurs, que pensez-vous jusqu’ici de l’histoire que nous raconte le capitaine ?

— Ma foi, dit Alfred, je n’ai pas écouté fort attentivement, mais je vous avoue que j’aurais espéré quelque chose de plus intéressant de la bouche du rêveur d’Auverney. Et puis, il y a une romance en prose, et je n’aime pas les romances en prose : sur quel air chanter cela ? En somme, l’histoire de Bug-Jargal m’ennuie ; c’est trop long.

— Vous avez raison, dit l’aide de camp Paschal ; c’est trop long. Si je n’avais pas eu ma pipe et mon flacon, j’aurais passé une méchante nuit. Remarquez en outre qu’il y a beaucoup de choses absurdes. Comment croire, par exemple, que ce petit magot de sorcier… comment l’appelle-t-il déjà… ? Habit-bas ? comment croire qu’il veuille, pour noyer son ennemi, se noyer lui-même… ? »

Henri l’interrompit en souriant :

« Dans de l’eau, surtout ! n’est-ce pas, capitaine Paschal ? Quant à moi, ce qui m’amusait le plus pendant le récit de d’Auverney, c’était de voir son chien boiteux lever la tête chaque fois qu’il prononçait le nom de Bug-Jargal.

— Et en cela, interrompit Paschal, il faisait précisément le contraire de ce que j’ai vu faire aux vieilles bonnes femmes de Celadas, quand le prédicateur prononçait le nom de Jésus ; j’entrais dans l’église avec une douzaine de cuirassiers… »

Le bruit du fusil du factionnaire avertit que d’Auverney rentrait. Tout le monde se tut. Il se promena quelque temps les bras croisés et en silence. Le vieux Thadée, qui s’était rassis dans un coin, l’observait à la dérobée, et s’efforçait de paraître caresser Rask, pour que le capitaine ne s’aperçût pas de son inquiétude.

D’Auverney reprit enfin :

LVIII

Rask nous suivait. Le rocher le plus élevé de la vallée n’était plus éclairé par le soleil : une lueur s’y peignit tout à coup, et passa. Le noir tressaillit ; il me serra fortement la main.

« Écoute, » me dit-il.

Un bruit sourd, semblable à la décharge d’une pièce d’artillerie, se fit entendre alors dans les vallées, et se prolongea d’échos en échos.

« C’est le signal ! » dit le nègre d’une voix sombre. Il reprit : « C’est un coup de canon, n’est-ce pas ? »

Je fis un signe de tête affirmatif.

En deux bonds il fut sur une roche élevée : je l’y suivis. Il croisa les bras, et se mit à sourire tristement.

« Vois-tu ? » me dit-il.

Je regardai du côté qu’il m’indiquait, et je vis le pic qu’il m’avait montré lors de mon entrevue avec Marie, le seul que le soleil éclairât encore, surmonté d’un grand drapeau noir.


Ici, d’Auverney fit une pause.

J’ai su depuis que Biassou, pressé de partir,