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BUG-JARGAL.

Tu ne voudrais pas te séparer de moi pour ne me revoir jamais,

— Marie, repris-je, ne le crois pas ; je vais te quitter en effet ; il le faut ; mais nous nous reverrons ailleurs.

— Ailleurs, reprit-elle avec effroi : ailleurs, où ?…

— Dans le ciel, » répondis-je, ne pouvant mentir à cet ange.

Elle s’évanouit encore une fois, mais alors c’était de douleur. L’heure pressait ; ma résolution était prise. Je la déposai entre les bras de Bug-Jargal, dont les yeux étaient pleins de larmes.

« Rien ne peut donc te retenir ? me dit-il. Je n’ajouterai rien à ce que tu vois. Comment peux-tu résister à Maria ? Pour une seule des paroles qu’elle t’a dites, je lui aurais sacrifié un monde, et toi tu ne peux pas lui sacrifier ta mort ?

— L’honneur, répondis-je. Adieu, Bug-Jargal ; adieu, frère, je te la lègue. »

Il me prit la main ; il était pensif, et semblait à peine m’entendre.

« Frère, il y a au camp des blancs un de tes parents, je lui remettrai Maria ; quant à moi, je ne puis accepter ton legs. »

Il me montra un pic dont le sommet dominait toute la contrée environnante.

« Vois ce rocher : quand le signe de la mort y apparaîtra, le bruit de la mienne ne tardera pas à se faire entendre. Adieu. »

Sans m’arrêter au sens inconnu de ces dernières paroles, je l’embrassai ; je déposai un baiser sur le front pâle de Marie, que les soins de sa nourrice commençaient à ranimer, et je m’enfuis précipitamment, de peur que son premier regard, sa première plainte, ne m’enlevassent toute ma force.

XLIX

Je m’enfuis, je me plongeai dans la profonde forêt, en suivant la trace que nous y avions laissée, sans même oser jeter un coup d’œil derrière moi. Comme pour étourdir les pensées qui m’obsédaient, je courus sans relâche à travers les taillis, les savanes et les collines, jusqu’à ce qu’enfin, à la crête d’une roche, le camp de Biassou, avec ses lignes de cabrouets, ses rangées d’ajoupas et sa fourmilière de noirs, apparût sous mes yeux. Là je m’arrêtai. Je touchais au terme de ma course et de mon existence. La fatigue et l’émotion rompirent mes forces ; je m’appuyai contre un arbre pour ne pas tomber, et je laissai errer mes yeux sur le tableau qui se développait à mes pieds dans la fatale savane.

Jusqu’à ce moment je croyais avoir goûté toutes les coupes d’amertume et de fiel. Je ne connaissais pas le plus cruel de tous les malheurs : c’est d’être contraint par une force morale plus puissante que celle des événements à renoncer volontairement, heureux, au bonheur, vivant, à la vie. Quelques heures auparavant, que m’importait d’être au monde ? Je ne vivais pas ; l’extrême désespoir est une espèce de mort qui fait désirer la véritable. Mais j’avais été tiré de ce désespoir ; Marie m’avait été rendue ; ma félicité morte avait été pour ainsi dire ressuscitée ; mon passé était redevenu mon avenir, et tous mes rêves éclipsés avaient reparu plus éblouissants que jamais ; la vie enfin, une vie de jeunesse, d’amour et d’enchantement, s’était de nouveau déployée radieuse devant moi dans un immense horizon. Cette vie, je pouvais la recommencer ; tout m’y invitait en moi et hors de moi. Nul obstacle matériel, nulle entrave visible. J’étais libre, j’étais heureux, et pourtant il fallait mourir. Je n’avais fait qu’un pas dans cet Éden, et je ne sais quel devoir, qui n’était pas même éclatant, me forçait à reculer vers un supplice. La mort est peu de chose pour une âme flétrie et déjà glacée par l’adversité ; mais que sa main est poignante, qu’elle semble froide, quand elle tombe sur un cœur épanoui et comme réchauffé par les joies de l’existence ! Je l’éprouvais ; j’étais sorti un moment du sépulcre ; j’avais été enivré dans ce court moment de ce qu’il y a de plus céleste sur la terre, l’amour le dévouement, la liberté ; et maintenant il fallait brusquement redescendre au tombeau.

L

Quand l’affaissement du regret fut passé une sorte de rage s’empara de moi ; je m’enfonçai à grands pas dans la vallée ; je sentais le besoin d’abréger. Je me présentai aux avant-postes des nègres, qui parurent surpris et refusaient de m’admettre. Chose bizarre ! je fus contraint presque de les prier. Deux d’entre eux enfin s’emparèrent de moi, et se chargèrent de me conduire à Biassou.

J’entrai dans la grotte de ce chef. Il était occupé à faire jouer les ressorts de quelques instruments de torture dont il était entouré. Au bruit que firent ses gardes en m’introduisant,