Page:Hugo - Actes et paroles - volume 6.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
86
DEPUIS L’EXIL. — PARIS.

France restât hospitalière aux proscrits, lui avait valu neuf mois de Conciergerie. Quand il était sorti de prison, le coup d’état l’avait jeté en exil. Il y était resté dix-huit ans.

« Il sortit de France à vingt-quatre ans, il y rentra à quarante-deux. Ces dix-huit années, toute la jeunesse, le meilleur de la vie, les années qui ont droit au bonheur, il les passa hors de France, loin de ses habitudes et de ses goûts, dans un pays froid aux étrangers, plus froid aux vaincus. Il lui fallut pour cela un grand courage, car il adorait Paris ; mais il s’était dit qu’il ne reviendrait pas tant que l’empire durerait, et il serait mort avant de se manquer de parole. Il employa généreusement ces dures années à son admirable traduction de Shakespeare, et rien n’était plus touchant que de le voir à cette œuvre, où l’Angleterre était mêlée à la France, et qui était en même temps le payement de l’hospitalité et le don de l’expatrié à la patrie.

« Le 4 septembre le ramena. Alors, Paris était menacé, les prussiens arrivaient, beaucoup s’en allaient à l’étranger ; lui, il vint de l’étranger. Il vint prendre sa part du péril, du froid, de la faim, du bombardement. Il s’engagea dans l’artillerie de la garde nationale. Il eut la douleur commune de nos désastres et la douleur personnelle de la mort de son frère.

« On aurait pu croire que c’était suffisant, et qu’après la prison, après l’exil, après le deuil patriotique, après le deuil fraternel, il était assez puni d’avoir été bon, honnête et vaillant toute sa vie. On aurait pu croire qu’il avait bien gagné un peu de joie, de bien-être et de santé. La France ressuscitait peu à peu, et il aurait pu être heureux quelque temps sans remords. Alors la maladie l’a saisi, et l’a cloué dans son lit pendant un an avant de le clouer pour toujours dans le cercueil.

« Son frère est mort foudroyé ; lui, il a expiré lentement. La mort a plusieurs façons de frapper les pères. Pendant plus d’un an, son lit a été sa première tombe, la tombe d’un vivant, car il a eu, jusqu’au dernier jour, jusqu’à la dernière heure, toute sa lucidité d’esprit. Il s’intéressait à tout, lisait les journaux ; seulement, il lui était impossible d’écrire une ligne ; son intelligence si droite, sa raison si ferme, ses longues études d’histoire, son talent si sérieux et si fort, à quoi bon maintenant ? Ce supplice de l’impuissance intelligente, de la volonté prisonnière, de la vie dans la mort, il l’a subi seize mois. Et puis, une pulmonie s’est déclarée et l’a emporté dans l’inconnu.