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DEPUIS L’EXIL. — PARIS.

Quand des frontières sont par la force usurpées,
Quand un peuple gisant se voit le flanc ouvert,
Avril peut rayonner, le bois peut être vert,
L’arbre peut être plein de nids et de bruits d’ailes ;
Mais les tas de boulets, noirs dans les citadelles,
Ont l’air de faire un songe et de frémir parfois,
Mais les canons muets écoutent une voix
Leur parler bas dans l’ombre, et l’avenir tragique
Souffle à tout cet airain farouche sa logique.

Quoi ! vous n’entendez pas, tandis que vous chantez,
Mes frères, le sanglot profond des deux cités !
Quoi, vous ne voyez pas, foule aisément sereine,
L’Alsace en frissonnant regarder la Lorraine !
Ô sœur, on nous oublie ! on est content sans nous !
Non, nous n’oublions pas ! nous sommes à genoux
Devant votre supplice, ô villes ! Quoi ! nous croire
Affranchis, lorsqu’on met au bagne notre gloire,
Quand on coupe à la France un pan de son manteau,
Quand l’Alsace au carcan, la Lorraine au poteau,
Pleurent, tordent leurs bras sacrés, et nous appellent,
Quand nos frais écoliers, ivres de rage, épellent
Quatrevingt-douze, afin d’apprendre quel éclair
Jaillit du cœur de Hoche et du front de Kléber,
Et de quelle façon, dans ce siècle, où nous sommes,
On fait la guerre aux rois d’où sort la paix des hommes !
Non, remparts, non, clochers superbes, non jamais
Je n’oublierai Strasbourg et je n’oublierai Metz.
L’horrible aigle des nuits nous étreint dans ses serres,
Villes ! nous ne pouvons, nous français, nous vos frères,
Nous qui vivons par vous, nous par qui vous vivrez,
Être que par Strasbourg et par Metz délivrés !
Toute autre délivrance est un leurre ; et la honte,
Tache qui croît sans cesse, ombre qui toujours monte,
Reste au front rougissant de notre histoire en deuil,