Page:Hugo - Actes et paroles - volume 6.djvu/141

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
131
OBSÈQUES DE FRÉDÉRICK-LEMAÎTRE

Je salue dans cette tombe le plus grand acteur de ce siècle ; le plus merveilleux comédien peut-être de tous les temps.

Il y a comme une famille d’esprits puissants et singuliers qui se succèdent et qui ont le privilége de réverbérer pour la foule et de faire vivre et marcher sur le théâtre les grandes créations des poëtes ; cette série superbe commence par Thespis, traverse Roscius et arrive jusqu’à nous par Talma ; Frédérick-Lemaître en a été, dans notre siècle, le continuateur éclatant. Il est le dernier de ces grands acteurs par la date, le premier par la gloire. Aucun comédien ne l’a égalé, parce qu’aucun n’a pu l’égaler. Les autres acteurs, ses prédécesseurs, ont représenté les rois, les pontifes, les capitaines, ce qu’on appelle les héros, ce qu’on appelle les dieux ; lui, grâce à l’époque où il est né, il a été le peuple. (Mouvement.) Pas d’incarnation plus féconde et plus haute. Étant le peuple, il a été le drame ; il a eu toutes les facultés, toutes les forces et toutes les grâces du peuple ; il a été indomptable, robuste, pathétique, orageux, charmant. Comme le peuple, il a été la tragédie et il a été aussi la comédie. De là sa toute-puissance ; car l’épouvante et la pitié sont d’autant plus tragiques qu’elles sont mêlées à la poignante ironie humaine. Aristophane complète Eschyle ; et, ce qui émeut le plus complètement les foules, c’est la terreur doublée du rire. Frédérick-Lemaître avait ce double don ; c’est pourquoi il a été, parmi tous les artistes dramatiques de son époque, le comédien suprême. Il a été l’acteur sans pair. Il a eu tout le triomphe possible dans son art et dans son temps ; il a eu aussi l’insulte, ce qui est l’autre forme du triomphe.

Il est mort. Saluons cette tombe. Que reste-t-il de lui aujourd’hui ? Ici-bas un génie. Là-haut une âme.

Le génie de l’acteur est une lueur qui s’efface ; il ne laisse qu’un souvenir. L’immortalité qui appartient à Molière poëte, n’appartient pas à Molière comédien. Mais, disons-le, la mémoire qui survivra à Frédérick-Lemaître sera magni-