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DEPUIS L’EXIL. — BORDEAUX.

À cette heure, du droit de leur héroïsme, du droit de leur malheur, du droit, hélas ! de notre lamentable abandon qui les laisse aux mains de l’ennemi comme rançon de la guerre, à cette heure, dis-je, l’Alsace et la Lorraine sont France plus que la France même.

Citoyens, je suis accablé de douleur ; pour me faire parler en ce moment, il faut le suprême devoir ; chers et généreux collègues qui m’écoutez, si je parle avec quelque désordre, excusez et comprenez mon émotion. Je n’aurais jamais cru ce traité possible. Ma famille est lorraine, je suis fils d’un homme qui a défendu Thionville. Il y a de cela bientôt soixante ans. Il eût donné sa vie plutôt que d’en livrer les clefs. Cette ville qui, défendue par lui, résista à tout l’effort ennemi et resta française, la voilà aujourd’hui prussienne. Ah ! je suis désespéré. Avant-hier, dans l’Assemblée, j’ai lutté pied à pied pour le territoire ; j’ai défendu la Lorraine et l’Alsace ; j’ai tâché de faire avec la parole ce que mon père faisait avec l’épée. Il fut vainqueur, je suis vaincu. Hélas ! vaincus, nous le sommes tous. Nous avons tous au plus profond du cœur la plaie de la patrie. Voici le vaillant maire de Strasbourg qui vient d’en mourir. Tâchons de vivre, nous. Tâchons de vivre pour voir l’avenir, je dis plus, pour le faire. En attendant, préparons-le.

Préparons-le. Comment ?

Par la résistance commencée dès aujourd’hui.

N’exécutons l’affreux traité que strictement.

Ne lui accordons expressément que ce qu’il stipule.

Eh bien, le traité ne stipule pas que l’Assemblée se retranchera les représentants de la Lorraine et de l’Alsace ; gardons-les.

Les laisser partir, c’est signer le traité deux fois. C’est ajouter à l’abandon forcé l’abandon volontaire.

Gardons-les.

Le traité n’y fait aucun obstacle. Si nous allions au delà de ce qu’exigé le vainqueur, ce serait un irréparable