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LES MISÉRABLES


Le cœur se soulève. Passons.

Messieurs, quel est l’auxiliaire du patriote ? La presse. Quel est l’épouvantail du lâche et du traître ? La presse.

Je le sais, la presse est haïe, c’est là une grande raison de l’aimer.

Toutes les iniquités, toutes les superstitions, tous les fanatismes la dénoncent, l’insultent et l’injurient comme ils peuvent. Je me rappelle une encyclique célèbre dont quelques mots remarquables me sont restés dans l’esprit. Dans cette encyclique, un pape, notre contemporain, Grégoire XVI, ennemi de son siècle, ce qui est un peu le malheur des papes, et ayant toujours présents à la pensée l’ancien dragon et la bête de l’Apocalypse, qualifiait ainsi la presse dans son latin de moine camaldule : Gula ignea, caligo, impetus immanis cum strepitu horrendo. Je ne conteste rien de cela ; le portrait est ressemblant. Bouche de feu, fumée, rapidité prodigieuse, bruit formidable. Eh oui, c’est la locomotive qui passe ! c’est la presse, c’est l’immense et sainte locomotive du progrès !

Où va-t-elle ? où entraîne-t-elle la civilisation ? où emporte-t-il les peuples, ce puissant remorqueur ? Le tunnel est long, obscur et terrible. Car on peut dire que l’humanité est encore sous terre, tant la matière l’enveloppe et l’écrase, tant les superstitions, les préjugés et les tyrannies font une voûte épaisse, tant elle a de ténèbres au-dessus d’elle ! Hélas, depuis que l’homme existe, l’histoire entière est souterraine ; on n’y aperçoit nulle part le rayon divin. Mais au dix-neuvième siècle, mais après la révolution française, il y a espoir, il y a certitude. Là-bas, loin devant nous, un point lumineux apparaît. Il grandit, il grandit à chaque instant, c’est l’avenir, c’est la réalisation, c’est la fin des misères, c’est l’aube des joies, c’est Chanaan, c’est la terre future où l’on n’aura plus autour de soi que des frères et au-dessus de soi que le ciel. Courage à la locomotive sacrée ! courage à la pensée ! courage à la science ! courage à la philosophie ! courage à la presse ! courage à vous tous, esprits ! L’heure approche où l’humanité, délivrée enfin de ce noir tunnel de six mille ans, éperdue, brusquement face à face avec le soleil de l’idéal, fera sa sortie sublime dans l’éblouissement !