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AUX MARINS DE LA MANCHE.

attendant, je suis comme vous dans la tourmente, dans la nuée, dans le tonnerre ; j’ai autour de moi un perpétuel tremblement d’horizon, j’assiste au va-et-vient de ce flot qu’on appelle le fait ; en proie aux événements comme vous aux vents, je constate leur démence apparente et leur logique profonde ; je sens que la tempête est une volonté, et que ma conscience en est une autre, et qu’au fond elles sont d’accord ; et je persiste, et je résiste, et je tiens tête aux despotes comme vous aux cyclones, et je laisse hurler autour de moi toutes les meutes du cloaque et tous les chiens de l’ombre, et je fais mon devoir, pas plus ému de la haine que vous de l’écume.

Je ne vois pas l’étoile, mais je sais qu’elle me regarde, et cela me suffît.

Voilà ce que je suis. Aimez-moi.

Continuons. Faisons notre tâche ; vous de votre côté, moi du mien ; vous parmi les flots, moi parmi les hommes. Travaillons aux sauvetages. Oui, accomplissons notre fonction qui est une tutelle ; veillons et surveillons, ne laissons se perdre aucun signal de détresse, tendons la main à tous ceux qui s’enfoncent, soyons les vigies du sombre espace, ne permettons pas que ce qui doit disparaître revienne, regardons fuir dans les ténèbres, vous le vaisseau-fantôme, moi le passé. Prouvons que le chaos est navigable. Les surfaces sont diverses, et les agitations sont innombrables, mais il n’y a qu’un fond, qui est Dieu. Ce fond, je le touche, moi qui vous parle. Il s’appelle la vérité et la justice. Qui tombe pour le droit tombe dans le vrai. Ayons cette sécurité. Vous suivez la boussole, je suis la conscience. Ô intrépides lutteurs, mes frères, ayons foi, vous dans l’onde, moi dans la destinée. Où sera la certitude si ce n’est dans cette mobilité soumise au niveau ? Votre devoir est identique au mien. Combattons, recommençons, persévérons, avec cette pensée que la haute mer se prolonge au delà de la vue humaine, que, même hors de la vie, l’immense navigation continue, et qu’un jour nous constaterons la ressemblance de l’océan où sont les vagues avec la tombe où sont les âmes. Une vague qui pense, c’est l’âme humaine.

Victor Hugo