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PENDANT L’EXIL. — 1870
VICTOR HUGO À GEORGE SAND
Hauteville-House, 8 février 1870.

Grâce à vous, j’ai assisté à cette représentation. À travers votre admirable style, j’ai tout vu : ce théâtre, ce drame, l’éblouissement du spectacle, cette salle éclatante, ces puissants et pathétiques acteurs soulevant les frémissements de la foule, toutes ces têtes attentives, ce peuple ému, et vous, la gloire, applaudissant.

Depuis vingt ans je suis en quarantaine. Les sauveurs de la propriété ont confisqué ma propriété. Le coup d’état a séquestré mon répertoire. Mes drames pestiférés sont au lazaret ; le drapeau noir est sur moi. Il y a trois ans, on a laissé sortir du bagne Hernani ; mais on l’y a fait rentrer le plus vite qu’on a pu, le public n’ayant pas montré assez de haine pour ce brigand. Aujourd’hui c’est le tour de Lucrèce Borgia. La voilà libérée. Mais elle est bien dénoncée ; elle est bien suspecte de contagion. La laissera-t-on longtemps dehors ?

Vous venez de lui donner, vous, un laisser-passer inviolable. Vous êtes la grande femme de ce siècle, une âme noble entre toutes, une sorte de postérité vivante, et vous avez le droit de parler haut. Je vous remercie.

Votre lettre magnifique a été la bienvenue. Ma solitude est souvent fort insultée ; on dit de moi tout ce qu’on veut ; je suis un homme qui garde le silence. Se laisser calomnier est une force. J’ai cette force. D’ailleurs il est tout simple que l’empire se défende par tous les moyens. Il est ma cible, et je suis la sienne. De là, beaucoup de projectiles contre moi, qui, vu la mer à traverser, ont, il est vrai, la chance de tomber dans l’eau. Quels qu’ils soient, ils ne servent qu’à constater mon insensibilité, l’outrage m’endurcit dans ma certitude et dans ma volonté, je souris à l’injure ; mais, devant la sympathie, devant l’adhésion, devant l’amitié, devant la cordialité mâle et tendre du peuple, devant l’applaudissement d’une ville comme Paris, devant