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PENDANT L’EXIL. — 1869.

cratique. La fumée dissipée, cette armée a laissé une traînée de lumière.

Son malheur, qui se confond avec sa gloire, c’est d’avoir été proportionnée au premier empire. Que l’armée actuelle craigne d’être proportionnée au second.

Le dix-neuvième siècle prend son bien partout ou il le trouve, et son bien c’est le progrès. Il constate la quantité de recul, comme la quantité de progrès, faite par une armée. Il n’accepte le soldat qu’à la condition d’y retrouver le citoyen. Le soldat est destiné à s’évanouir, et le citoyen à survivre.

C’est parce que tu as cru cela vrai que tu as été condamné par cette magistrature française qui, soit dit en passant, a du malheur quelquefois, et à qui il arrive de ne pouvoir plus retrouver des prévenus de haute trahison. Il paraît que le trône cache bien.

Persistons. Soyons de plus en plus fidèles à l’esprit de ce grand siècle. Ayons l’impartialité d’aimer toute la lumière. Ne la chicanons pas sur le point de l’horizon où elle se lève. Moi qui parle ici, à la fois solitaire et isolé, comme je l’ai dit déjà ; solitaire par le lieu que j’habite, isolé par les escarpements qui se sont faits autour de ma conscience, je suis profondément étranger à des polémiques qui ne m’arrivent souvent que longtemps après leur date ; je n’écris et je n’inspire rien de ce qui agite Paris, mais j’aime cette agitation. J’y mêle de loin mon âme. Je suis de ceux qui saluent l’esprit de la révolution partout où ils le rencontrent, j’applaudis quiconque l’a en lui, qu’il se nomme Jules Favre ou Louis Blanc, Gambetta ou Barbès, Bancel ou Félix Pyat, et je sens ce souffle puissant dans la robuste éloquence de Pelletan comme dans l’éclatant sarcasme de Rochefort.

Voilà ce que j’avais à te dire, mon fils.

Mon dix-neuvième hiver d’exil commence. Je ne m’en plains pas. À Guernesey, l’hiver n’est qu’une longue tourmente. Pour une âme indignée et calme, c’est un bon voisinage que cet océan en plein équilibre quoique en pleine tempête, et rien n’est fortifiant comme ce spectacle de la colère majestueuse.

Victor Hugo