Page:Hugo - Actes et paroles - volume 1.djvu/95

Cette page a été validée par deux contributeurs.
85
RÉPONSE À M. SAINTE-BEUVE.

telle était l’ambition secrète, tel était le rêve profond de ces hommes qui étaient illustres alors par la tentative religieuse et qui sont illustres aujourd’hui par le résultat littéraire. Et pour arriver à ce but, pour fonder la société selon la foi, entre les vérités nécessaires, la plus nécessaire à leurs yeux, la plus lumineuse, la plus efficace, celle que leur démontraient le plus invinciblement leur croyance et leur raison, c’était l’infirmité de l’homme prouvée par la tache originelle, la nécessité d’un Dieu rédempteur, la divinité du Christ. Tous leurs efforts se tournaient de ce côté, comme s’ils devinaient que là était le péril. Ils entassaient livres sur livres, preuves sur preuves, démonstrations sur démonstrations. Merveilleux instinct de prescience qui n’appartient qu’aux sérieux esprits ! Comment ne pas insister sur ce point ? Ils bâtissaient cette grande forteresse à la hâte, comme s’ils pressentaient une grande attaque. On eût dit que ces hommes du dix-septième siècle prévoyaient les hommes du dix-huitième. On eût dit que, penchés sur l’avenir, inquiets et attentifs, sentant à je ne sais quel ébranlement sinistre qu’une légion inconnue était en marche dans les ténèbres, ils entendaient de loin venir dans l’ombre la sombre et tumultueuse armée de l’Encyclopédie, et qu’au milieu de cette rumeur obscure ils distinguaient déjà confusément la parole triste et fatale de Jean-Jacques et l’effrayant éclat de rire de Voltaire !

On les persécutait, mais ils y songeaient à peine. Ils étaient plus occupés des périls de leur foi dans l’avenir que des douleurs de leur communauté dans le présent. Ils ne demandaient rien, ils ne voulaient rien, ils n’ambitionnaient rien ; ils travaillaient et ils contemplaient. Ils vivaient dans l’ombre du monde et dans la clarté de l’esprit. Spectacle auguste et qui émeut l’âme en frappant la pensée ! Tandis que Louis XIV domptait l’Europe, que Versailles émerveillait Paris, que la cour applaudissait Racine, que la ville applaudissait Molière ; tandis que le siècle retentissait d’un bruit de fête et de victoire ; tandis que tous les yeux admiraient le grand roi et tous les esprits le grand règne, eux, ces rêveurs, ces solitaires, promis à l’exil, à la captivité, à la mort obscure et lointaine, enfermés dans un cloître dévoué à la ruine et dont la charrue