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AVANT L’EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.

l’état et à leur niveau pour compléter leur action, pour rayonner dans toutes les ombres sociales, et pour faire pénétrer la pensée, cette puissance subtile et, pour ainsi dire, respirable, là où ne peut pénétrer le code, ce texte rigide et matériel. Les autres pouvoirs assurent et règlent la vie extérieure de la nation, vous gouvernez la vie intérieure. Ils font les lois, vous faites les mœurs.

Cependant, messieurs, n’allons pas au delà du possible. Ni dans les questions religieuses, ni dans les questions sociales, ni même dans les questions politiques, la solution définitive n’est donnée à personne. Le miroir de la vérité s’est brisé au milieu des sociétés modernes. Chaque parti en a ramassé un morceau. Le penseur cherche à rapprocher ces fragments, rompus la plupart selon les formes les plus étranges, quelques-uns souillés de boue, d’autres, hélas ! tachés de sang. Pour les rajuster tant bien que mal et y retrouver, à quelques lacunes près, la vérité totale, il suffit d’un sage ; pour les souder ensemble et leur rendre l’unité, il faudrait Dieu.

Nul n’a plus ressemblé à ce sage, — souffrez, messieurs, que je prononce en terminant un nom vénérable pour lequel j’ai toujours eu une pitié particulière, — nul n’a plus ressemblé à ce sage que ce noble Malesherbes qui fut tout à la fois un grand lettré, un grand magistrat, un grand ministre et un grand citoyen. Seulement il est venu trop tôt. Il était plutôt l’homme qui ferme les révolutions que l’homme qui les ouvre. L’absorption insensible des commotions de l’avenir par les progrès du présent, l’adoucissement des mœurs, l’éducation des masses par les écoles, les ateliers et les bibliothèques, l’amélioration graduelle de l’homme par la loi et par l’enseignement, voilà le but sérieux que doit se proposer tout bon gouvernement et tout vrai penseur ; voilà la tâche que s’était donnée Malesherbes durant ses trop courts ministères. Dès 1776, sentant venir la tourmente qui, dix-sept ans plus tard, a tout arraché, il s’était hâté de rattacher la monarchie chancelante à ce fond solide. Il eût ainsi sauvé l’état et le roi si le câble n’avait pas cassé. Mais — et que ceci encourage quiconque voudra l’imiter — si Malesherbes lui-même a péri, son