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AVANT L’EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.

la fatale assemblée. Ajoutons qu’à cette époque où chaque jour était une journée, les choses marchaient si vite, l’Europe et la France, Paris et la frontière, le champ de bataille et la place publique avaient tant d’aventures, tout se développait si rapidement, qu’à la tribune de la Convention nationale l’événement croissait pour ainsi dire sous l’orateur à mesure qu’il parlait, et, tout en lui donnant le vertige, lui communiquait sa grandeur. Et puis, comme Paris, comme la France, la Convention se mouvait dans cette clarté crépusculaire de la fin du siècle qui attachait des ombres immenses aux plus petits hommes, qui prêtait des contours indéfinis et gigantesques aux plus chétives figures et qui, dans l’histoire même, répand sur cette formidable assemblée je ne sais quoi de sinistre et de surnaturel.

Ces monstrueuses réunions d’hommes ont souvent fasciné les poëtes comme l’hydre fascine l’oiseau. Le Long-Parlement absorbait Milton, la Convention attirait Lemercier. Tous deux plus tard ont illuminé l’intérieur d’une sombre épopée avec je ne sais quelle vague réverbération de ces deux pandémoniums. On sent Cromwell dans le Paradis perdu, et 93 dans la Panhypocrisiade. La Convention, pour le jeune Lemercier, c’était la révolution faite vision et réunie tout entière sous son regard. Tous les jours il venait voir là, comme il l’a dit admirablement, mettre les lois hors la loi. Chaque matin il arrivait à l’ouverture de la séance et s’asseyait à la tribune publique parmi ces femmes étranges qui mêlaient je ne sais quelle besogne domestique aux plus terribles spectacles, et auxquelles l’histoire conservera leur hideux surnom de tricoteuses. Elles le connaissaient, elles l’attendaient et lui gardaient sa place. Seulement il y avait dans sa jeunesse, dans le désordre de ses vêtements, dans son attention effarée, dans son anxiété pendant les discussions, dans la fixité profonde de son regard, dans les paroles entrecoupées qui lui échappaient par moments, quelque chose de si singulier pour elles, qu’elles le croyaient privé de raison. Un jour, arrivant plus tard qu’à l’ordinaire, il entendit une de ces femmes dire à l’autre : Ne te mets pas là, c’est la place de l’idiot.