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DISCOURS DE RÉCEPTION.

rendu à l’humanité. Il n’y eut pas seulement résistance au despotisme, il y eut aussi résistance à la guerre. Et qu’on ne se méprenne pas ici sur le sens et sur la portée de mes paroles, je suis de ceux qui pensent que la guerre est souvent bonne. À ce point de vue supérieur d’où l’on voit toute l’histoire comme un seul groupe et toute la philosophie comme une seule idée, les batailles ne sont pas plus des plaies faites au genre humain que les sillons ne sont des plaies faites à la terre. Depuis cinq mille ans, toutes les moissons s’ébauchent par la charrue et toutes les civilisations par la guerre. Mais lorsque la guerre tend à dominer, lorsqu’elle devient l’état normal d’une nation, lorsqu’elle passe à l’état chronique, pour ainsi dire, quand il y a, par exemple, treize grandes guerres en quatorze ans, alors, messieurs, quelque magnifiques que soient les résultats ultérieurs, il vient un moment où l’humanité souffre. Le côté délicat des mœurs s’use et s’amoindrit au frottement des idées brutales ; le sabre devient le seul outil de la société ; la force se forge un droit à elle ; le rayonnement divin de la bonne foi, qui doit toujours éclairer la face des nations, s’éclipse à chaque instant dans l’ombre où s’élaborent les traités et les partages de royaumes ; le commerce, l’industrie, le développement radieux des intelligences, toute l’activité pacifique disparaît ; la sociabilité humaine est en péril. Dans ces moments-là, messieurs, il sied qu’une imposante réclamation s’élève ; il est moral que l’intelligence dise hardiment son fait à la force ; il est bon qu’en présence même de leur victoire et de leur puissance, les penseurs fassent des remontrances aux héros, et que les poëtes, ces civilisateurs sereins, patients et paisibles, protestent contre les conquérants, ces civilisateurs violents.

Parmi ces illustres protestants, il était un homme que Bonaparte avait aimé, et auquel il aurait pu dire, comme un autre dictateur à un autre républicain : Tu quoque ! Cet homme, messieurs, c’était M. Lemercier. Nature probe, réservée et sobre ; intelligence droite et logique ; imagination exacte et, pour ainsi dire, algébrique jusque dans ses fantaisies ; né gentilhomme, mais ne croyant qu’à l’aristocratie du talent ; né riche, mais ayant la science d’être noblement pauvre ; modeste d’une sorte de modestie hau-