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AVANT L’EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.

du génie. Enfin, dernier trait qui complète à mon sens la configuration singulière de cette grande gloire, il était entré si avant dans l’histoire par ses actions qu’il pouvait dire et qu’il disait : Mon prédécesseur l’empereur Charlemagne ; et il s’était par ses alliances tellement mêlé à la monarchie, qu’il pouvait dire et qu’il disait : Mon oncle le roi Louis XVI.

Cet homme était prodigieux. Sa fortune, messieurs, avait tout surmonté. Comme je viens de vous le rappeler, les plus illustres princes sollicitaient son amitié, les plus anciennes races cherchaient son alliance, les plus vieux gentilshommes briguaient son service. Il n’y avait pas une tête, si haute ou si fière qu’elle fût, qui ne saluât ce front sur lequel la main de Dieu, presque visible, avait posé deux couronnes, l’une qui est faite d’or et qu’on appelle la royauté, l’autre qui est faite de lumière et qu’on appelle le génie. Tout dans le continent s’inclinait devant Napoléon, tout, — excepté six poëtes, messieurs, — permettez-moi de le dire et d’en être fier dans cette enceinte, — excepté six penseurs restés seuls debout dans l’univers agenouillé ; et ces noms glorieux, j’ai hâte de les prononcer devant vous, les voici : Ducis, Delille, Mme de Staël, Benjamin Constant, Chateaubriand, Lemercier.

Que signifiait cette résistance ? Au milieu de cette France qui avait la victoire, la force, la puissance, l’empire, la domination, la splendeur ; au milieu de cette Europe émerveillée et vaincue qui, devenue presque française, participait elle-même du rayonnement de la France, que représentaient ces six esprits révoltés contre un génie, ces six renommées indignées contre la gloire, ces six poëtes irrités contre un héros ? Messieurs, ils représentaient en Europe la seule chose qui manquât alors à l’Europe, l’indépendance ; ils représentaient en France la seule chose qui manquât alors à la France, la liberté.

À Dieu ne plaise que je prétende jeter ici le blâme sur les esprits moins sévères qui entouraient alors le maître du monde de leurs acclamations ! Cet homme, après avoir été l’étoile d’une nation, en était devenu le soleil. On pouvait sans crime se laisser éblouir. Il était plus malaisé peut-être qu’on ne pense, pour l’individu que Napoléon