Page:Hugo - Actes et paroles - volume 1.djvu/26

Cette page a été validée par deux contributeurs.
16
LE DROIT ET LA LOI.

à la table de famille, il allait et venait dans le jardin, et donnait çà et là des coups de bêche, côte à côte avec le jardinier ; il nous conseillait ; il ajoutait ses leçons aux leçons du prêtre ; il avait une façon de me prendre dans ses bras qui me faisait rire et qui me faisait peur ; il m’élevait en l’air, et me laissait presque retomber jusqu’à terre. Une certaine sécurité, habituelle à tous les exils prolongés, lui était venue. Pourtant il ne sortait jamais. Il était gai. Ma mère était un peu inquiète, bien que nous fussions entourés de fidélités absolues.

Lahorie était un homme simple, doux, austère, vieilli avant l’âge, savant, ayant le grave héroïsme propre aux lettrés. Une certaine concision dans le courage distingue l’homme qui remplit un devoir de l’homme qui joue un rôle ; le premier est Phocion, le second est Murat. Il y avait du Phocion dans Lahorie.

Nous les enfants, nous ne savions rien de lui, sinon qu’il était mon parrain. Il m’avait vu naître ; il avait dit à mon père : Hugo est un mot du nord, il faut l’adoucir par un mot du midi, et compléter le germain par le romain. Et il me donna le nom de Victor, qui du reste était le sien. Quant à son nom historique, je l’ignorais. Ma mère lui disait général, je l’appelais mon parrain. Il habitait toujours la masure du fond du jardin, peu soucieux de la pluie et de la neige qui, l’hiver, entraient par les croisées sans vitres ; il continuait dans cette chapelle son bivouac. Il avait derrière l’autel un lit de camp, avec ses pistolets dans un coin, et un Tacite qu’il me faisait expliquer.

J’aurai toujours présent à la mémoire le jour où il me prit sur ses genoux, ouvrit ce Tacite qu’il avait, un in-octavo relié en parchemin, édition Herhan, et me lut cette ligne : Urbem Romam a principio reges habuere.

Il s’interrompit et murmura à demi-voix :

— Si Rome eût gardé ses rois, elle n’eût pas été Rome.

Et, me regardant tendrement, il redit cette grande parole :

— Enfant, avant tout la liberté.

Un jour il disparut de la maison. J’ignorais alors pourquoi[1]. Des événements survinrent, il y eut Moscou, la

  1. Voir le livre Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie.