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LA LIBERTÉ DU THÉÂTRE.

Je voudrais qu’il y eût un théâtre digne de la France pour les célèbres poëtes morts qui l’ont honorée ; puis un théâtre pour les auteurs vivants. Il faudrait encore un théâtre pour le grand opéra, un autre pour l’opéra-comique. Je subventionnerais magnifiquement ces quatre théâtres.

Les théâtres livrés à l’industrie personnelle sont toujours forcés à une certaine parcimonie. Une pièce coûte 100 000 francs à monter, ils reculeront ; vous, vous ne reculerez pas. Un grand acteur met à haut prix ses prétentions, un théâtre libre pourrait marchander et le laisser échapper ; vous, vous ne marchanderez pas. Un écrivain de talent travaille pour un théâtre libre, il reçoit tel droit d’auteur ; vous lui donnez le double, il travaillera pour vous. Vous aurez ainsi dans les théâtres de l’état, dans les théâtres nationaux, les meilleures pièces, les meilleurs comédiens, les plus beaux spectacles. En même temps, vous, l’état, qui ne spéculez pas, et qui, à la rigueur, en présence d’un grand but de gloire et d’utilité à atteindre, n’êtes pas forcé de gagner de l’argent, vous offrirez au peuple ces magnifiques spectacles au meilleur marché possible.

Je voudrais que l’homme du peuple, pour dix sous, fût aussi bien assis au parterre, dans une stalle de velours, que l’homme du monde à l’orchestre, pour dix francs. De même que je voudrais le théâtre grand pour l’idée, je voudrais la salle vaste pour la foule. De cette façon vous auriez, dans Paris, quatre magnifiques lieux de rendez-vous, où le riche et le pauvre, l’heureux et le malheureux, le parisien et le provincial, le français et l’étranger, se rencontreraient tous les soirs, mêleraient fraternellement leur âme, et communieraient, pour ainsi dire, dans la contemplation des grandes œuvres de l’esprit humain. Que sortirait-il de là ? L’amélioration populaire et la moralisation universelle.

Voilà ce que feraient les théâtres nationaux. Maintenant, que feraient les théâtres libres ? Vous allez me dire qu’ils seraient écrasés par une telle concurrence. Messieurs, je respecte la liberté, mais je gouverne et je tiens le niveau élevé. C’est à la liberté de s’en arranger.

Les dépenses des théâtres nationaux vous effraient peut-être ; c’est à tort. Fussent-elles énormes, j’en réponds, bien que mon but ne soit pas de créer une spéculation en faveur de l’état, le résultat financier ne lui sera pas désavantageux. Les hommes spéciaux vous diraient que l’état fera avec ces établissements de bonnes affaires. Il arrivera alors ce résultat singulier et heureux qu’avec un chef-d’œuvre un poëte pourra gagner presque autant d’argent qu’un agent de change par un coup de bourse.

Surtout, ne l’oubliez pas, aux hommes de talent et de génie qui viendront à moi, je dirai : — Je n’ai pas seulement pour but de faire votre fortune et d’encourager l’art en vous protégeant ; j’ai un