Ma mère, pâle, mit un doigt sur sa bouche.
Ils se turent.
Je regardais, étonné.
L’apparition, c’en était une pour moi, reprit :
— Lucotte, c’est toi qui parlais.
— Oui, dit Lucotte.
— Tu disais : cet homme est grand.
— Oui.
— Eh bien, quelqu’un est plus grand que Napoléon.
— Qui ?
— Bonaparte.
Il y eut un silence. Lucotte le rompit.
— Après Marengo ?
L’inconnu répondit :
— Avant Brumaire.
Le général Lucotte, qui était jeune, riche, beau, heureux, tendit la main à l’inconnu et dit :
— Toi, ici ! Je te croyais en Angleterre.
L’inconnu, dont je remarquais la face sévère, l’œil profond et les cheveux grisonnants, repartit :
— Brumaire, c’est la chute.
— De la république, oui.
— Non, de Bonaparte.
Ce mot, Bonaparte, m’étonnait beaucoup. J’entendais toujours dire « l’empereur ». Depuis, j’ai compris ces familiarités hautaines de la vérité. Ce jour-là, j’entendais pour la première fois le grand tutoiement de l’histoire.
Les trois hommes, c’étaient trois généraux, écoutaient stupéfaits et sérieux.
Lucotte s’écria :
— Tu as raison. Pour effacer Brumaire, je ferais tous les sacrifices. La France grande, c’est bien ; la France libre, c’est mieux.
— La France n’est pas grande si elle n’est pas libre.
— C’est encore vrai. Pour revoir la France libre, je donnerais ma fortune. Et toi ?
— Ma vie, dit l’inconnu.
Il y eut encore un silence. On entendait le grand bruit de Paris joyeux, les arbres étaient roses, le reflet de la fête éclairait le visage de ces hommes, les constellations s’effa-