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MANGERONT-ILS ?

La foule m’insultant, les petits, les femelles,
Raillant ma nudité, ma maigreur, mes mamelles,
Ce sein qui fut jadis choisi par les démons
Pour allaiter des dieux terribles dans les monts !
Folle, à travers les rocs, les taillis, les ruelles,
Ensanglantant mes pieds aux broussailles cruelles,
J’ai fui… Tu m’as sauvée, et maintenant, ici,
Je vais mourir paisible et farouche, merci !
Tout commence et périt, puis ailleurs recommence.
Les flocons des vivants tombent en neige immense ;
La vie est une roue éternelle, et résout
La naissance de tout par le meurtre de tout ;
L’oubli plein de tombeaux est sous le ciel plein d’astres.
Dieu, c’est le sphinx. Les bois, les monts, sont les pilastres,
Les porches et les tours du grand temple inconnu.
De fantôme masqué devenir spectre nu,
C’est là tout le destin, mon fils, de tous les hommes.
Buvez vos vins, parez vos fronts, comptez vos sommes,
Et mourez. Le puissant, roi dans la tombe encor,
Veut mourir avec bruit et pourrir dans de l’or.
Mais nous, nous les proscrits, animaux ou prophètes,
Dont les âmes de rêve et de stupeur sont faites,
Nous mourons autrement. Les êtres tels que moi
Ont pour dernier refuge et pour dernier effroi
La disparition gigantesque dans l’ombre.
J’entre dans l’infini, mon fils, je sors du nombre.
Bientôt je saurai tout, et ne verrai plus rien
Que lui. J’entends bruire un monde aérien.
Mon fils, à l’agonie il faut la solitude ;
L’âme tremblante prend sa dernière attitude ;
La rentrée au mystère est un suprême aveu ;
L’âme, qui se met nue en présence de Dieu
Et qui se sent par lui vue au fond de l’abîme,
A besoin d’être seule en sa honte sublime ;
Devant Dieu, sa beauté paraît, sa laideur fond ;
Il faut au dernier souffle un espace profond,
Le silence, nul pas, nul cri, nulle prunelle,
Une noirceur sans bruit, la nuée éternelle,
Un vide lumineux, ténébreux, ébloui,
L’homme absent, et le monde immense évanoui.
Cette auguste pudeur de la mort, tu l’abrites.
Sois béni.

Elle lui pose les mains sur le front.