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un incident du dehors vint encore aggraver les luttes qui se livraient autour de Marie Tudor avant la représentation.

Un ami de Victor Hugo, qui était de ces ennemis d’Alexandre Dumas, Granier de Cassagnac, que le maître avait fait entrer aux Débats, avait porté à ce journal, six semaines auparavant, un article où il attaquait vivement l’auteur de Henri III, rééditant surtout contre lui la banale et vaine accusation de plagiat. M. Bertin, le directeur des Débats, dont en ce moment Victor Hugo était l’hôte aux Roches, lui avait communiqué les épreuves de cet article et Victor Hugo lui avait demandé énergiquement de ne le point publier ; ses sentiments avaient beau être tout l’opposé de ceux du critique, il n’en serait pas moins soupçonné de l’avoir inspiré, et il y aurait là pour lui un préjudice moral autrement grave que le préjudice littéraire causé à Dumas. M. Bertin avait promis de se conformer au désir du poète. Mais des semaines passèrent et, soit qu’en l’absence du directeur on eût oublié ou ignoré ses ordres, soit que Granier, en vertu de son droit et de sa liberté d’écrivain, eût réclamé l’insertion de son article, ce malheureux article parut dans le journal le 1er  novembre, peu de jours avant la première de Marie Tudor. Le jour même, Alexandre Dumas adressait à Victor Hugo une lettre de protestation, à laquelle Victor Hugo fit la réponse la plus loyale, qu’il confirma par des explications verbales d’une évidente sincérité. Alexandre Dumas le crut sans doute sur parole, mais ses amis étaient moins aisés à convaincre et se promirent, pour la soirée de Marie Tudor, de promptes représailles.

Il courait déjà sur le drame assez de bruits malveillants : Marie Tudor était un tissu d’horreurs et de crimes ! la reine était une buveuse de sang ! le personnage principal, avec elle, n’était autre que le bourreau ! Ce terrible bourreau, les ennemis l’attendaient, les amis le redoutaient. Édouard Bertin, dans une longue lettre, suppliait son ami Victor de le supprimer. Victor Hugo fit une épreuve, alors inusitée. Il amena à l’une des dernières répétitions une vingtaine de ses fidèles. L’impression fut très forte et le succès très grand. Les applaudisseurs n’étaient pas les premiers venus et portaient pour la plupart des noms déjà célèbres. Cela donna confiance au directeur et aux acteurs. Victor Hugo n’hésita plus, il risqua le bourreau.

Mais, la veille même de la bataille, une crise suprême éclata. Harel prit à part Victor Hugo. — Décidément et de l’avis unanime, Mlle Juliette était impossible ; Mlle Ida (qui était à Alexandre Dumas ce que Juliette était à Victor Hugo) avait appris le rôle de Jane en double, et, avec un ou deux raccords, était toute prête à le jouer. — Ce fut une scène violente où les injures alternaient avec les menaces. Harel pronostiqua la chute de la pièce, et Victor Hugo la faillite du théâtre. Ils se séparèrent mortellement brouillés, mais Victor Hugo ne céda pas.

Pour commencer, Harel, qui avait promis à l’auteur deux cent cinquante places pour la première, n’en envoya que cinquante. Victor Hugo les lui renvoya. Il n’aurait pas un ami dans la salle. Désolés, les jeunes combattants d’Hernani et de Lucrèce Borgia s’adressèrent à Alexandre Dumas, qui, chevaleresque, courut chez Harel et lui arracha une partie des places promises.

C’est dans cette atmosphère de tempête que le rideau se leva sur le premier décor de Marie Tudor. Faut-il les déplorer, il semble qu’il faudrait plutôt les regretter, ces jours d’enthousiasme et de fièvre, où la jeunesse s’enflammait ainsi pour des questions d’art et de beauté.

La soirée fut chaude et la victoire disputée ; mais il résulte de nombreux