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notre passage, un cri déchirant, le cri d’une femme. Ce cri, je l’ai bien reconnu, va, c’était Jane ! Pour lequel des deux était-il, ce cri ? — Tu secoues la tête, Joshua. Pour Fabiani !

La scène entre Gilbert et Jane a sans doute paru longue aux répétitions, et Victor Hugo a dû y pratiquer d’assez larges coupures. C’étaient de véritables sacrifices ; car les passages supprimés sont des plus émouvants et des plus beaux. Nous les retrouvons heureusement dans le manuscrit.

Au début de la scène, Jane parlait à Gilbert à genoux :

JANE, tremblante.

Monsieur Gilbert, je ne suis plus rien pour vous, vous détournez vos yeux de moi et vous avez raison, je ne suis plus pour vous qu’une femme qu’on a connue peut-être autrefois, et qu’on ne regarde plus, une personne qu’on a vue passer dans la rue… — Oh ! ne secouez pas ainsi la tête. Oui, je sens que ma vue vous est odieuse, mais, écoutez, laissez-moi seulement mettre votre vie en sûreté. Je vous jure que je ne chercherai plus à vous revoir après. Demain, ce soir, vous ne me verrez plus. Jamais. Jamais, monsieur Gilbert. Oh ! qu’à cela ne tienne, je vous le jure bien, mon Dieu !

Et plus loin, quand Jane a dit et répété à Gilbert qu’elle l’aime, elle avait cette effusion, si touchante dans son désordre :

JANE.

… À peine ai-je été tombée aux bras du démon qui m’a perdue, que j’ai pleuré mon ange ! Je ne comprends plus même aujourd’hui comment j’ai pu être séduite par cet homme, moi que Gilbert daignait aimer ! Ah ! il faut que j’aie été une bien misérable créature !

GILBERT.

Pourquoi parles-tu de cela, puisque je viens de te dire trois fois de suite que je te pardonnais ! tu n’as donc pas entendu. ? — Tu m’aimes. C’est oublié !

JANE.

Toujours généreux ! toujours ! Ah ! vous êtes le seul qui soit ainsi ! Si je vous aime ! Mon Dieu, donnez-moi des paroles pour lui dire cela ! Ah ! vous ne savez pas, vous, combien l’amour qui a des torts à se reprocher est un amour profond, exclusif et désespéré ! Le jour ou vous vous êtes dévoué pour moi, le jour où je vous ai vu mener à la Tour, le jour où j’ai entendu prononcer l’arrêt de votre mort qui était aussi l’arrêt de la mienne… mais à quoi bon les rappeler l’un après l’autre ? tous les jours, tous les jours, sans en excepter un, j’ai été pleine de vous, pleine d’amour, pleine de remords, pleine d’inexprimable douleur ! La nuit je me relevais. J’appuyais ma tête contre le mur et je pensais à vous. J’étais toute la journée au pied de la Tour avec cette seule idée, la fuite, l’évasion, la vie, Gilbert ! Il y avait des moments où je devais faire à ceux qui me voyaient l’effet d’une statue. Quelquefois les passants voulaient m’em-