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Écoutez-moi bien. Il y a seize ans, dans la même nuit où lord Sackville, comte de Dorset, fut décapité aux flambeaux pour fait de rébellion, ses partisans furent taillés en pièces dans les rues de Londres par les soldats du roi Henri VIII. Un de ces gens de Sackville, grièvement blessé de plusieurs coups d’arquebusade, poursuivi de rue en rue, exténué, désarmé, mourant, se hasarda dans sa fuite à frapper à la petite porte d’une échoppe près du pont de la Cité. Une maison du bord de l’eau.

JANE.

Comme celle que nous habitons.

JOSHUA.

Précisément. Dans tout Londres, il n’y avait peut-être plus que cette échoppe où il y eût une lumière, quoique le couvre-feu ne fût pas encore sonné. Cela est toujours ainsi dans les nuits de guerre civile, Jane. Le premier coup de mousquet tiré éteint à la fois toutes les chandelles des bourgeois. Pour revenir au pauvre homme, les pertuisanes du roi reluisaient déjà sur le pont, si la porte ne se fût pas ouverte, il était mort. La porte s’ouvrit. Celui qui ouvrit cette porte, Jane, c’était un tout jeune ouvrier qui était là, seul, travaillant la nuit dans son échoppe, sans s’inquiéter de la guerre, faisant le bien pendant que nous faisions le mal. Le blessé était à peine entré, la porte à peine refermée, les soldats à peine éloignés, qu’on frappa de nouveau sur le volet de l’échoppe ; on entendait les cris d’un petit enfant dans la rue. L’artisan ouvrit. Cette fois, un homme entra. Il portait dans ses bras un enfant au maillot, fort effrayé et qui pleurait. L’homme déposa l’enfant sur la table et dit : Voici une créature qui n’a plus ni père ni mère. Puis il sortit lentement et referma la porte sur lui. Jane, l’ouvrier donna asile au blessé, Jane, l’ouvrier donna asile à l’enfant. Écoutez, l’ouvrier pansa le blessé, le soigna nuit et jour comme un frère son frère, le cacha trois grands mois chez lui, le guérit et le sauva, et quand les blessures furent cicatrisées, quand le blessé put sortir, l’ouvrier l’habilla de ses pauvres habits dans lesquels il eut soin d’oublier quelque argent, et le jour où le blessé, tout à fait rétabli, le quitta, Jane, c’est alors seulement que l’ouvrier songea à lui demander son nom. Écoutez, l’ouvrier prit l’enfant, le veilla, le nourrit, l’éleva, comme une mère son fils, se donna tout entier à cette pauvre petite créature que Dieu lui envoyait, oublia tout pour elle, sa jeunesse, ses amourettes, ses plaisirs, fit de cet enfant l’objet unique de son travail, de ses affections, de sa vie, et voilà seize ans que cela dure. Jane, ce blessé était du parti proscrit de Sackville, l’enfant était emmailloté des couleurs proscrites de Sackville, de jaune et de noir, il y avait peine de mort pour quiconque donnerait asile à un individu de la faction de Sackville, quel qu’il fût, homme, femme ou enfant. Jane, l’ouvrier, c’était Gilbert, votre fiancé ; le blessé, c’était moi ; l’enfant, c’était vous.

JANE.

Est-il possible ? est-ce que tout ce que vous me dites là est vrai, Joshua ? Gilbert n’est pas mon cousin ! Gilbert a fait tout cela pour moi ! je ne suis qu’une pauvre fille sans parents et il m’a tenu lieu de tout ! Ô Joshua, comment m’acquitter envers lui !