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toute une époque de crise ; l’un avec son caractère, son génie qui s’accouple à son caractère, ses croyances qui les dominent tous deux, ses passions qui viennent déranger ses croyances, son caractère et son génie, ses goûts qui déteignent sur ses passions, ses habitudes qui disciplinent ses goûts, musclent ses passions, et ce cortège innombrable d’hommes de tout échantillon que ces divers agents font tourbillonner autour de lui ; l’autre, avec ses mœurs, ses lois, ses modes, son esprit, ses lumières, ses superstitions, ses événements, et son peuple que toutes ces causes premières pétrissent tour à tour comme une cire molle. On conçoit qu’un pareil tableau sera gigantesque. Au lieu d’une individualité, comme celle dont le drame abstrait de la vieille école se contente, on en aura vingt, quarante, cinquante, que sais-je ? de tout relief et de toute proportion. Il y aura foule dans le drame. Ne serait-il pas mesquin de lui mesurer deux heures de durée pour donner le reste de la représentation à l’opéra-comique ou à la farce ? d’étriquer Shakespeare pour Bobèche ? — Et qu’on ne pense pas, si l’action est bien gouvernée, que de la multitude des figures qu’elle met en jeu puisse résulter fatigue pour le spectateur ou papillotage dans le drame. Shakespeare, abondant en petits détails, est en même temps, et à cause de cela même, imposant par un grand ensemble. C’est le chêne qui jette une ombre immense avec des milliers de feuilles exiguës et découpées.

Espérons qu’on ne tardera pas à s’habituer en France à consacrer toute une soirée à une seule pièce. Il y a en Angleterre et en Allemagne des drames qui durent six heures. Les grecs, dont on nous parle tant, les grecs, et à la façon de Scudéry nous invoquons ici le classique Dacier, chapitre VII de sa Poétique, les grecs allaient parfois jusqu’à se faire représenter douze ou seize pièces par jour. Chez un peuple ami des spectacles, l’attention est plus vivace qu’on ne croit. Le Mariage de Figaro, ce nœud de la grande trilogie de Beaumarchais, remplit toute la soirée, et qui a-t-il jamais ennuyé ou fatigué ? Beaumarchais était digne de hasarder le premier pas vers ce but de l’art moderne, auquel il est impossible de faire, avec deux heures, germer ce profond, cet invincible intérêt qui résulte d’une action vaste, vraie et multiforme. Mais, dit-on, ce spectacle, composé d’une seule pièce, serait monotone et paraîtrait long. Erreur ! Il perdrait au contraire sa longueur et sa monotonie actuelles. Que fait-on en effet maintenant ? On divise les jouissances du spectateur en deux parts bien tranchées. On lui donne d’abord deux heures de plaisir sérieux, puis une heure de plaisir folâtre ; avec l’heure d’entr’actes que nous ne comptons pas dans le plaisir,