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selon le besoin ; pouvant parcourir toute la gamme poétique, aller de haut en bas, des idées les plus élevées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus graves, des plus extérieures aux plus abstraites, sans jamais sortir des limites d’une scène parlée ; en un mot, tel que le ferait l’homme qu’une fée aurait doué de l’âme de Corneille et de la tête de Molière. Il nous semble que ce vers-là serait bien aussi beau que de la prose.

Il n’y aurait aucun rapport entre une poésie de ce genre et celle dont nous faisions tout à l’heure l’autopsie cadavérique. La nuance qui les sépare sera facile à indiquer, si un homme d’esprit, auquel l’auteur de ce livre doit un remerciement personnel, nous permet de lui en emprunter la piquante distinction : l’autre poésie était descriptive, celle-ci serait pittoresque.

Répétons-le surtout, le vers au théâtre doit dépouiller tout amour-propre, toute exigence, toute coquetterie. Il n’est là qu’une forme, et une forme qui doit tout admettre, qui n’a rien à imposer au drame, et au contraire doit tout recevoir de lui pour tout transmettre au spectateur : français, latin, textes de lois, jurons royaux, locutions populaires, comédie, tragédie, rire, larmes, prose et poésie. Malheur au poëte si son vers fait la petite bouche ! Mais cette forme est une forme de bronze qui encadre la pensée dans son mètre, sous laquelle le drame est indestructible, qui le grave plus avant dans l’esprit de l’acteur, avertit celui-ci de ce qu’il omet et de ce qu’il ajoute, l’empêche d’altérer son rôle, de se substituer à l’auteur, rend chaque mot sacré, et fait que ce qu’a dit le poëte se retrouve longtemps après encore debout dans la mémoire de l’auditeur. L’idée, trempée dans le vers, prend soudain quelque chose de plus incisif et de plus éclatant. C’est le fer qui devient acier.

On sent que la prose, nécessairement bien plus timide, obligée de sevrer le drame de toute poésie lyrique ou épique, réduite au dialogue et au positif, est loin d’avoir ces ressources. Elle a les ailes bien moins larges. Elle est ensuite d’un beaucoup plus facile accès ; la médiocrité y est à l’aise ; et, pour quelques ouvrages distingués comme ceux que ces derniers temps ont vus paraître, l’art serait bien vite encombré d’avortons et d’embryons. Une autre fraction de la réforme inclinerait pour le drame écrit en vers et en prose tout à la fois, comme a fait Shakespeare. Cette manière a ses avantages. Il pourrait cependant y avoir disparate dans les transitions d’une forme à l’autre, et quand un tissu est homogène, il est bien plus solide. Au reste, que le drame soit écrit en prose, qu’il soit écrit en vers, qu’il