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pleinement le but multiple de l’art, qui est d’ouvrir au spectateur un double horizon, d’illuminer à la fois l’intérieur et l’extérieur des hommes ; l’extérieur, par leurs discours et leurs actions ; l’intérieur, par les a parte et les monologues ; de croiser, en un mot, dans le même tableau, le drame de la vie et le drame de la conscience.

On conçoit que, pour une œuvre de ce genre, si le poëte doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. Non qu’il convienne de faire, comme on dit aujourd’hui, de la couleur locale, c’est-à-dire d’ajouter après coup quelques touches criardes çà et là sur un ensemble du reste parfaitement faux et conventionnel. Ce n’est point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le cœur même de l’œuvre, d’où elle se répand au dehors, d’elle-même, naturellement, également, et, pour ainsi parler, dans tous les coins du drame, comme la sève qui monte de la racine à la dernière feuille de l’arbre. Le drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des temps ; elle doit en quelque sorte y être dans l’air, de façon qu’on ne s’aperçoive qu’en y entrant et qu’en en sortant qu’on a changé de siècle et d’atmosphère. Il faut quelque étude, quelque labeur pour en venir là ; tant mieux. Il est bon que les avenues de l’art soient obstruées de ces ronces devant lesquelles tout recule, excepté les volontés fortes. C’est d’ailleurs cette étude, soutenue d’une ardente inspiration, qui garantira le drame d’un vice qui le tue, le commun. Le commun est le défaut des poëtes à courte vue et à courte haleine. Il faut qu’à cette optique de la scène, toute figure soit ramenée à son trait le plus saillant, le plus individuel, le plus précis. Le vulgaire et le trivial même doit avoir un accent. Rien ne doit être abandonné. Comme Dieu, le vrai poëte est présent partout à la fois dans son œuvre. Le génie ressemble au balancier qui imprime l’effigie royale aux pièces de cuivre comme aux écus d’or.

Nous n’hésitons pas, et ceci prouverait encore aux hommes de bonne foi combien peu nous cherchons à déformer l’art, nous n’hésitons point à considérer le vers comme un des moyens les plus propres à préserver le drame du fléau que nous venons de signaler, comme une des digues les plus puissantes contre l’irruption du commun, qui, ainsi que la démocratie, coule toujours à pleins bords dans les esprits. Et ici, que la jeune littérature, déjà riche de tant d’hommes et de tant d’ouvrages, nous permette de lui indiquer une erreur où il nous semble qu’elle est tombée, erreur trop justifiée d’ailleurs par les incroyables aberrations de la vieille école. Le nouveau siècle est dans cet âge de croissance où l’on peut aisément se redresser.