Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome I.djvu/44

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« d’exemple d’Euripide » ; de par « Heinsius, au chapitre six, Constitution de la Tragédie ; et Scaliger le fils dans ses poésies » ; enfin, de par « les Canonistes et les Iurisconsultes, au titre des Nopces ». Les premiers arguments s’adressaient à l’académie, le dernier allait au cardinal. Après les coups d’épingle, le coup de massue. Il fallut un juge pour trancher la question. Chapelain décida. Corneille se vit donc condamné, le lion fut muselé, ou, pour dire comme alors, la corneille fut déplumée. Voici maintenant le côté douloureux de ce drame grotesque : c’est après avoir été ainsi rompu dès son premier jet, que ce génie, tout moderne, tout nourri du moyen-âge et de l’Espagne, forcé de mentir à lui-même et de se jeter dans l’antiquité, nous donna cette Rome castillane, sublime sans contredit, mais où, excepté peut-être dans le Nicoméde si moqué du dernier siècle pour sa fière et naïve couleur, on ne retrouve ni la Rome véritable, ni le vrai Corneille.

Racine éprouva les mêmes dégoûts, sans faire d’ailleurs la même résistance. Il n’avait, ni dans le génie ni dans le caractère, l’âpreté hautaine de Corneille. Il plia en silence, et abandonna aux dédains de son temps sa ravissante élégie d’Esther, sa magnifique épopée d’Athalie. Aussi on doit croire que, s’il n’eût pas été paralysé comme il l’était par les préjugés de son siècle, s’il eût été moins souvent touché par la torpille classique, il n’eût point manqué de jeter Locuste dans son drame entre Narcisse et Néron, et surtout n’eût pas relégué dans la coulisse cette admirable scène du banquet où l’élève de Sénèque empoisonne Britannicus dans la coupe de la réconciliation. Mais peut-on exiger de l’oiseau qu’il vole sous le récipient pneumatique ? — Que de beautés pourtant nous coûtent les gens de goût, depuis Scudéry jusqu’à La Harpe ! on composerait une bien belle œuvre de tout ce que leur souffle aride a séché dans son germe. Du reste, nos grands poëtes ont encore su faire jaillir leur génie à travers toutes ces gênes. C’est souvent en vain qu’on a voulu les murer dans les dogmes et dans les règles. Comme le géant hébreu, ils ont emporté avec eux sur la montagne les portes de leur prison.

On répète néanmoins, et quelque temps encore sans doute on ira répétant : — Suivez les règles ! Imitez les modèles ! Ce sont les règles qui ont formé les modèles ! — Un moment ! Il y a en ce cas deux espèces de modèles, ceux qui se sont faits d’après les règles, et, avant eux, ceux d’après lesquels on a fait les règles. Or dans laquelle de ces deux catégories le génie doit-il se chercher une place ? Quoiqu’il soit toujours dur d’être en contact avec les pédants, ne vaut-il pas mille fois mieux leur donner des leçons qu’en recevoir d’eux ? Et puis,