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sublime au ridicule il n’y a qu’un pas », disait Napoléon, quand il fut convaincu d’être homme ; et cet éclair d’une âme de feu qui s’entr’ouvre illumine à la fois l’art et l’histoire, ce cri d’angoisse est le résumé du drame et de la vie.

Chose frappante, tous ces contrastes se rencontrent dans les poëtes eux-mêmes, pris comme hommes. À force de méditer sur l’existence, d’en faire éclater la poignante ironie, de jeter à flots le sarcasme et la raillerie sur nos infirmités, ces hommes qui nous font tant rire deviennent profondément tristes. Ces Démocrites sont aussi des Héraclites. Beaumarchais était morose, Molière était sombre, Shakespeare mélancolique.

C’est donc une des suprêmes beautés du drame que le grotesque. Il n’en est pas seulement une convenance, il en est souvent une nécessité. Quelquefois il arrive par masses homogènes, par caractères complets : Dandin, Prusias, Trissotin, Brid’oison, la nourrice de Juliette ; quelquefois empreint de terreur, ainsi : Richard III, Bégears, Tartufe, Méphistophélès ; quelquefois même voilé de grâce et d’élégance, comme Figaro, Osrick, Mercutio, don Juan. Il s’infiltre partout, car de même que les plus vulgaires ont mainte fois leurs accès de sublime, les plus élevés payent fréquemment tribut au trivial et au ridicule. Aussi, souvent insaisissable, souvent imperceptible, est-il toujours présent sur la scène, même quand il se tait, même quand il se cache. Grâce à lui, point d’impressions monotones. Tantôt il jette du rire, tantôt de l’horreur dans la tragédie. Il fera rencontrer l’apothicaire à Roméo, les trois sorcières à Macbeth, les fossoyeurs à Hamlet. Parfois enfin il peut sans discordance, comme dans la scène du roi Lear et de son fou, mêler sa voix criarde aux plus sublimes, aux plus lugubres, aux plus rêveuses musiques de l’âme.

Voilà ce qu’a su faire entre tous, d’une manière qui lui est propre et qu’il serait aussi inutile qu’impossible d’imiter, Shakespeare, ce dieu du théâtre, en qui semblent réunis, comme dans une trinité, les trois grands génies caractéristiques de notre scène : Corneille, Molière, Beaumarchais.

On voit combien l’arbitraire distinction des genres croule vite devant la raison et le goût. On ne ruinerait pas moins aisément la prétendue règle des deux unités. Nous disons deux et non trois unités, l’unité d’action ou d’ensemble, la seule vraie et fondée, étant depuis longtemps hors de cause.

Des contemporains distingués, étrangers et nationaux, ont déjà attaqué, et par la pratique et par la théorie, cette loi fondamentale du